Voyage au pays du Réel | ||
par Thierry Girard | ||
En suivant La Grande Diagonale de Victor Segalen Dans la nuit du 23 septembre 1913, Victor Segalen et Augusto Gilbert de Voisins traçaient sur la carte de Chine une « grande diagonale » partant de Pékin et atteignant la province du Yunnan, à l'extrême sud-ouest du pays. Le parcours, « l’équipée » avec Augusto Gilbert de Voisins et Jean Lartigue, s'effectuera en 1914 dans le cadre d’une mission archéologique officielle. Soit 6000 kms d'une exploration qui devait amener la mission à faire de "retentissantes découvertes". Segalen rédige Feuilles de route, un carnet de voyage écrit au jour le jour, où il note de manière très précise ses découvertes archéologiques, mais aussi les conditions du voyage, les problèmes logistiques, les incertitudes, la longueur des étapes, le harassement et le bonheur, la beauté des lumières et la force des paysages, les fleuves descendus, les montagnes franchies. Il s'inspire de cette aventure pour écrire Équipée (sous-titré Voyage au pays du Réel), un récit où se mêle l’expérience du voyage et le rêve de ce voyage. Chine, la grande statuaire doit également beaucoup à ce périple. C'est dire toute l'importance de cette expédition, tant dans l’œuvre littéraire de Segalen que dans le domaine archéologique et scientifique. Ce projet photographique s'est inspiré de l'esprit de cette aventure. Le parcours, à un léger détour près (le lac Lugu), est le même que celui emprunté par les trois premiers voyageurs. Pour autant, il n'a pas été question de refaire cet itinéraire en état de nostalgie, en quête d’une Chine disparue. L’intérêt artistique de ce voyage, c’est de pouvoir actualiser ce parcours, s’inquiéter de la Chine d’aujourd’hui, prendre en compte les quatre-vingt dix ans d’Histoire qui nous séparent du voyage originel. Il s’agit aussi de suivre un itinéraire singulier selon un principe de travail déjà à l’œuvre dans nombre de projets précédents (La Route du Tôkaidô, D’une mer l’autre etc.). J’ai donc utilisé Feuilles de route comme viatique, suivant étape après étape l’itinéraire de Victor Segalen, et ayant le souci de trouver tous les lieux mentionnés, villes-étapes, lieux historiques ou simples villages. Cela dit, à quelques exceptions près, ce ne sont pas les photographies prises sur les sites archéologiques ou historiques qui font l’essentiel de ce travail : le temps a passé et rares sont aujourd’hui les sites qui ont pu conserver cette atmosphère romantique d’espaces ouverts, encore vierges de fouilles et de tourisme, tels que nous les montrent les photos prises par Segalen. Une déception certes attendue, mais qui de fait s’est avérée féconde sur le plan artistique : elle m’a libéré d’une tentation, d’une facilité qui aurait été de m’en tenir aux seuls lieux décrits par Segalen. Au fil du voyage, plus les jours passent, moins l’emprise du texte entrave mon « en-allée », et j’ai le sentiment de n’être pas infidèle à l’esprit de Segalen en n’allant pas photographier tous les monuments et les sites dont il parle. À chacun sa « quête de la licorne ». Celle de Segalen était la représentation symbolique d’une Chine de l’Imaginaire qu’il espérait exhumer et ressusciter, non seulement dans ses restes de pierre, mais aussi, j’oserais dire, dans des êtres de chair (Cf. le chapître 20 d’Équipée, « L’avant-monde et l’arrière-monde »); une Chine originelle, celle de l’Empereur Un et son armée de terre cuite enfouie sous la terre jaune —devinée par Segalen, elle ne sera découverte qu’en 1974, soixante ans après—, la Chine des Han, celle des Tang aussi, summum de raffinement. En juin 1914, à Ya’An dans le Sichuan, Segalen arrive au bout de sa mission archéologique. Il écrit : « Cy-finit l’archéologie. Commence le voyage au pays du Réel ». Pour moi, « le voyage au pays du Réel » a commencé dès le premier jour, et ce parcours photographique est le résultat d’une confrontation intellectuelle et physique avec la Chine ordinaire, la traversée des paysages et des villes, et la rencontre, jour après jour plus “intelligente“, avec l’humanité chinoise, ce petit peuple des villes et des campagnes saisi au seuil d’on ne sait quel destin, dans un moment décisif de l’histoire de ce pays. On voit d’ailleurs se dessiner, peu à peu, une forme d’empathie et de confiance (ou plutôt de connaissance qui engendre la confiance) qui me permet d’être plus proche des gens —ainsi les portraits du troisième voyage—, quitte à ce que les images soient parfois plus âpres ; car telle est souvent cette Chine intérieure, loin des artifices et des mirages des grandes métropoles, loin aussi des images convenues d’une Chine pittoresque. S’il s’était agi d’un reportage ou d’un voyage documentaire, mes choix photographiques eussent été très différents, plus précis dans leur explicitation de la réalité chinoise, plus démonstratifs en quelque sorte. Mais cette forme de sidération qu’exerce sur moi la prégnance du Réel vise avant tout à nourrir un propos essentiellement photographique, d’où, au fil des pages, d’un certain nombre de récurrences : interrogation du paysage contemporain à partir des critères esthétiques de la peinture classique chinoise ; petites chorégraphies incertaines dans l’espace urbain, sortes d’ukyo-e photographiques —images d’un monde à la fois flottant et terriblement figé dans l’épaisseur du Temps et de la Terre chinoise ; sans oublier ces vestiges divers, nobles ou triviaux, ces stèles véritables ou contrefaites, et toutes ces excavations qui nous renvoient à un état de fouilles, rappel quotidien, décalé et amusé, d’un lien non fortuit avec Segalen. Par rapport à l’œuvre de Segalen, ce voyage travaille sur l’écart et la coïncidence : d’un côté, la nécessité d’inventer mon propre voyage à l’intérieur d’un système de représentation qui définit mon propos artistique ; de l’autre, quelques épiphanies sublimes qui me renvoient à des sensations et des visions identiques à celles de Victor Segalen : ainsi de la vision du fleuve Jaune à la sortie de la passe de Hangu. Ce qu’écrit Segalen correspond miraculeusement à ce que j’ai alors sous les yeux, et l ‘émotion est d’autant plus vive et intense qu’il ne s’agit pas simplement de rencontrer le lieu d’un autre par la seule vue, qui peut être distante, mais de le vivre pleinement de tout son corps et son esprit, comme si soudain, la frontière du temps s’était abolie. “Véritable défilé unique dans la falaise, le promontoire-obstacle haut de 300 m à pic sur le fleuve Jaune, fleuve innavigable, sans berge, sans fond, que l’on domine bientôt dans une immense étendue baignée de lumière blonde. — Marche glissante de toute la peau du fleuve; surface ridée mouvante. Bruissement lointain, myriadaire et puissant du fleuve, dans le silence aérien.” Victor Segalen, Feuilles de route - 11 février 1914. Et même si ce parcours photographique est, dans son ensemble, loin d’être l’illustration du voyage et des écrits de Segalen, il n’en est pas non plus si éloigné que ça. Il m’importe plus d’être dans une sorte d’affinité intellectuelle que d’être dans la fidélité textuelle. Ce qui meut Segalen, ce grand mélancolique, c’est en quelque sorte une problématique de la déception et de la jouissance qu ‘elle engendre. En fait, le vrai bonheur n’est-il pas de s’être trompé par rapport à ce que l’on imaginait, et d’avoir pu trouver dans l’adversité et l’altérité du voyage la réponse à ce que l’on était venu chercher ? C’est un thème récurrent dans Équipée qui s’ouvre autour de cette question générique qui est aussi celle que je me pose comme artiste : « L’Imaginaire déchoit-il ou se renforce quand il se confronte au Réel ? Le Réel n’aurait-il point lui-même sa grande saveur et sa joie ?». La réponse est sans doute dans la manière d’être-là au monde, de le traverser, de dire le monde avec des mots ou avec des images, et, comme l’écrit Segalen, de « n’être dupe ni du voyage, ni du pays, ni du quotidien pittoresque, ni de soi ». © Thierry Girard, septembre 2007. Texte d'introduction au livre Voyage au pays du Réel, Marval 2007. |
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