Voyage au pays du Réel | ||
par Christian Doumet | ||
|
Victor Segalen ne fut jamais dupe du visible. Dans L’une de ses « Peintures dynastiques », il donne ce conseil qu’il faut entendre de toute sa relation au monde chinois : « Vous ne verrez rien si vous restez ainsi spectateurs ébahis de l’apparence. Laissez-moi vous mener en profondeur. Il faut pénétrer ce tombeau. Pour cela, fermez vos yeux ronds, vos yeux visibles, et convenez de voir aveuglément chacun des mots que je dis. » En lecteur d’Edgar Poe, il sait que le mystère de l’invisible est tissé dans la trame du visible : ainsi se révèle, près de Xian, le tombeau de Qin Shihuangdi qui n’est autre, dit-il, qu’un « Mon factice » apparu dans sa « splendide ordonnance ». Écrire, mais aussi fouiller, dessiner, photographier sont pour Segalen, et au sens plein, des révélateurs : chaque fois il s’agit de re-parcourir avec lenteur, par l’intermédiaire du langage, du trait ou de la lumière, le chemin des formes que le regard nous ouvrait trop directement, trop massivement. Mieux voir, et plus loin : c’est là au fond tout le sens de ses expéditions en terre de Chine. Mais c'est en 1914, sur le trajet de « la grande diagonale » nord-est sud-ouest qui le conduit de Pékin aux marches du Tibet, que Segalen est le plus ardemment fidèle à cette exigence. Le tribut photographique (les mille plaques de verre fournies par Louis Lumière), les découvertes archéologiques, les pages de Feuilles de route, celles, naissantes, d’Équipée : autant de traces qui témoignent d’un appétit de déchiffrement inlassablement appliqué au visible. Entreprise sans fin dont le voyageur de 1914 ne fait bien sûr qu’indiquer la voie. Si bien que suivre la même diagonale à travers la Chine d’aujourd’hui, comme l’a fait Thierry Girard, et y reprendre le déchiffrement d’un monde devenu, entre temps, presque méconnaissable, ce n’est nullement remettre ses pas dans les traces de Segalen. C’est plutôt se montrer fidèle à une intention essentielle que toute son œuvre exprime : celle d’entrer dans le secret des choses, et de substituer aux apparences une vision. Thierry Girard a suivi les trajets de Segalen. S’il n’y a pas vu la même chose, c’est bien sûr que la Chine a changé. Mais c’est aussi que le visible est toujours le fruit d’un regard, et que le sien porte le poids d’une histoire, aussi bien personnelle que collective, la sienne, la nôtre. Aux signes de 1914 s’ajoutent ceux de la Chine moderne ; à l’œil de Segalen se superpose celui de Thierry Girard. Ainsi s’édifie notre rapport le plus fécond au réel : voulant l’élucider, nous y engageons de nouvelles énigmes que d’autres, à leur tour, auront à charge d’élucider. Profondeur des œuvres, dirait Segalen. Fermez donc vos yeux ronds, vos yeux visibles, et convenez de voir aveuglément chacune des images ici montrées. © Christian Doumet, 2007. Ce texte a été publié dans le catalogue de l'exposition au Shanghai Art museum édité par beaugeste design, Shanghai. |
|
retour textes | ||
voir les photos |