Histoires de limites |
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par Thierry Girard | ||
> textes de Anne Biroleau |
Frontières, La Ligne de partage, La Terre entre deux, Le Passage des Amériques, Jaillissement et dissolution (un voyage le long du Danube), La Route du Tôkaidô, D’une mer l’autre, autant de titres de travaux précédents qui égrènent au fil des années une même problématique centrée autour de l’idée du déplacement, du voyage, du parcours, de la traversée d’un paysage en quête de seuils, de passages, de limites. Il y a dans mon travail ce tropisme des lisières, cette inquiétude des seuils qui m’amènent à privilégier les parcours où les fleuves et les côtes sont mes guides, les bouts du monde mes récompenses. Ce nouvel itinéraire est dans cette continuité et se présente aussi comme un développement de ma traversée de la France, d’une mer l’autre (2000-2002). Mais, à la rigueur et à la contrainte d’une diagonale tracée arbitrairement sur une carte de France, j’ai préféré cette fois-ci m’en remettre au lacis des limites administratives d’une Région, avançant lentement au fil des saisons, à pied et en voiture, par les routes et les chemins les moins fréquentés. Soit au départ de ce projet, un principe de travail et une interrogation. Dans la grande tradition documentaire à laquelle je me réfère (d’Eugène Atget à Thomas Struth, en passant par Walker Evans Lee Friedlander ou Robert Adams, sans écarter non plus les citations picturales et les “tableaux documentaires” d’un Jeff Wall), mon principe est de photographier la simple réalité des choses avec une certaine distance et une certaine neutralité. Cela signifie que je ne cherche pas à en “rajouter”, ni dans l’accablement, ni dans l’enjolivement, ni dans la démonstration, ni dans l’effet visuel. Mes photographies ne jugent pas, ne démontrent rien : elles peuvent dire cependant la solitude, la mélancolie, l’âpreté des choses, la déshérence du paysage, mais aussi l’humour, l’ironie, la sensualité, l’évident partage du plaisir d’être là, de vivre la jubilation d’un paysage apparemment ordinaire ou d’une situation apparemment anodine, d’être souvent même dans un vrai moment de grâce : ici, lorsque la lumière est violente et la solitude exquise; là, lorsque la nature frissonne et le marcheur aussi sous une pluie de printemps; ailleurs encore, lorsque quelques êtres “dansent”, sans le savoir, dans le viseur de mon appareil photo. La photographie se nourrit du Réel, mais elle n’en est pas la reproduction mimétique. La représentation des choses n’est pas leur reproduction. En quelque sorte certains de ces paysages n'existent, n'acquièrent un peu d'histoire que parce qu'ils sont photographiés et donc re-présentés. Ce sont des paysages de photographe, des paysages de l’indifférence du regard commun qui sont en absence d’image et que le regard photographique sublime en les inscrivant par une sorte d'effraction visuelle dans une histoire de la représentation. Des paysages que l’on nomme aussi, d'où l'importance que j'attache à la précision toponymique, en espérant que cette nomination sous forme de distinction (ce paysage-là, élu par le photographe, et pas un autre) leur confère quelque renommée possible. Enfin, il faut bien préciser qu'une approche documentaire ne signifie pas un inventaire : j'ai eu le souci de distinguer les paysages, non pas de les recenser. L'interrogation était la suivante : dans cette Région où les limites administratives répondent plutôt moins qu’ailleurs à une réalité historique ou géographique très affirmée (limites elles-mêmes héritées du dépeçage des anciennes provinces par l'Assemblée Constituante, et qui a donné naissance à nos départements au découpage parfois étrange, voire à l'existence douteuse), comment la diversité et la singularité des paysages périphériques peut participer de l’image globale de cette Région et de son identité ? Car la leçon géographique de ce voyage c'est que la région Poitou-Charentes a "emprunté" beaucoup de son territoire aux régions et pays limitrophes : un grand bout de la Vendée historique, un peu d'Anjou, de Saumurois et de Touraine, un seuil indistinct avec le Berry, et ce sentiment du sud qui naît soudain et que j'ai ressenti fortement un jour de mai en m'approchant de la Vienne limousine. Sans oublier cette partie de Charente elle aussi limousine, et l'extrême sud de la Charente-maritime où tout, jusque dans la lumière et la moiteur estivales, évoque l'Aquitaine. Hors le littoral qui est la seule vraie frontière naturelle, même les fleuves que l'on a trop souvent utilisés de manière simpliste pour partager des territoires baignent et nourrissent des paysages semblables de part et d'autre. De l'Histoire contre la Géographie. De fait, il se peut que ce qui fait le charme de cette Région, et son identité, soit son caractère composite. Un pays de marches, né d'une somme d'identités diverses, sans ces frontières géographiques et culturelles absolues qui engendrent parfois des miradors mentaux, ne peut être qu'un pays ouvert. Par contre, ce qui m'a troublé le plus, quelque chose que j'ai ressenti d'instinct et qui m'a été confirmé, jour après jour, de manière quasi unanime par les gens que j'ai rencontrés en chemin, au bord des champs, sur le seuil de leur porte, ou en partageant une même "table d'ouvriers" dans un restaurant, c'est un sentiment de délaissement, comme si le fait de vivre à la limite d'un territoire, loin du centre, engendrait l'ignorance voire le mépris. Une dame dont le hameau est partagé entre le Poitou-Charentes et le Limousin m'a expliqué comment il a fallu se battre longtemps avant que la Vienne se résigne à distribuer le courrier et que la Haute-Vienne, elle, installe l'électricité. Un haut fonctionnaire, dans le sud de la Charente-maritime, m'a raconté comment son pays de nulle part recueillait depuis des générations tous ceux dont on ne voulait pas dans le vif du monde ou qui s'en excluait d'eux-mêmes. Comme en Charente limousine ces villages où se sédentarisent des gens du voyage… Une Région, c'est comme un grand corps avec ses organes vitaux plein de sang et ses extrémités parfois mal irriguées.On trouve ainsi en Poitou-Charentes quelques "doigts morts" dont le réchauffement est incertain. Il y a finalement dans cette itinérance photographique un peu de cette mélancolie des bouts du monde qui n'est pas non plus sans charme et qui donne au voyageur le sentiment d'être beaucoup plus loin que ne le laissent supposer les distances sur la carte. © Thierry Girard, novembre 2003 |
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