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ÉTÉ
L'avant-veille du départ, ouvert au hasard le Tao-tö king, chapitre LXVII, puis réparti entre la main gauche et la main droite les tiges d'achillée pour faire parler le Yi king , hexagramme 39, Kien, l'obstacle. Le premier texte me dit qu'il ne sert à rien de voyager et de parcourir le monde; le second, que le chemin est semé d'épreuves qu'il me faut surmonter. Une lecture hâtive m'engagerait à abandonner sur le champ mon bâton de marcheur encore vierge de l'ocre des chemins et du sang des herbes, mais les paradoxes féconds de la pensée chinoise m'incitent au contraire à aller de l'avant : l'obstacle, qui ne dure qu'un temps, n'est pas sans valeur pour le développement de la personnalité. C'est en cela que réside la valeur de l'adversité. Et il y a sans doute aussi dans le déplacement lent du marcheur quelque chose du non-agir, une sorte de voyage immobile au fond de soi où l'on ne sait si c'est le corps qui se déplace ou le monde qui passe, au rythme des heures.
La veille du départ, dans une ancienne chapelle dédiée à la Providence et à l'Art contemporain, je restai seul longtemps face à une œuvre qui avait quelque chose de prémonitoire. Un Trophée d'Annette Messager, un pied immense, tel le pied agile et puissant d'Hermès, qui pourrait être l'ex-voto de tous les marcheurs de la Terre.
Les sillons de la peau, les îles oblongues des muscles et les barrières des os forment une fausse carte du Tendre, un terrain d'aventure plutôt, de ceux où l'on s'éprouve, où l'on ne lutte finalement que contre soi, et dont il me semble reconnaître la toponymie singulière, fabuleuse et réelle à la fois : le sentier de l'indulgence, la piste du doute, le paysage de la promesse, le ruisseau du scandale, la plaine de la fatigue, le lac de l'indifférence… Ces lieux, je les reconnais d’emblée pour les avoir si souvent rencontrés et traversés, et je devine que ceux qui s'annoncent sur mes propres cartes, même inscrits sous des noms d’emprunt faussement anodins, sont bien les mêmes ou leurs semblables.
Ces chemins sur la Terre et ces voies métaphoriques me ramènent au cœur de cette aventure : traverser à pied, selon cinq itinéraires, des paysages de l'écart, au centre de la France, en essayant de concilier l'inconnu et l'imprévisible de ce qui advient avec la conception symbolique du monde élaborée dans la Chine ancienne à partir du Tao.
Le Tao, qui est à la fois la source, la voie et le but selon un principe universel de changement per-manent et de transformations successives, est associé à la dualité cosmique du yin et du yang, l'un symbolisant la féminité, le nord, le froid, l'ombre, la terre tandis que l'autre symbolise la virilité, le ciel, le sud etc… C'est du yin et du yang que procèdent les cinq éléments : le bois, le feu, le métal, l'eau, et la terre comme cinquième élément, au centre des quatre autres. Cette polarité en état de perpétuel mouvement, le yang gardant toujours du yin en lui et réciproquement, génère les dix mille choses de la tradition taoïste liées entre elles par des correspondances et des associations symboliques : les cinq points cardinaux (le cinquième étant le centre), les saisons, les couleurs, les sentiments, les saveurs, les organes du corps etc…
Ainsi, cette première en-allée, vers le sud, en été, devrait activer l'élément feu et la couleur rouge, me mettre en joie et … Dois-je aussi m'inquiéter de mon cœur et de mes vaisseaux ? Qu'en sera-t-il vraiment ? Je pars, en état de porosité, prêt à saisir l'aventure du regard et à affronter ce que l'oracle me prédit, sans chercher à forcer le sens des choses, en essayant simplement d’être éveillé.
Le jour du départ, sur le puy Gaudy, face aux volcans d'Auvergne, je goûte la caresse aimable du soleil matinal qui deviendra au fil des heures brûlot accablant. En guise de préambule artistique, je foule le chaume encore humide de la nuit, laissant ainsi une première race de mon passage, rayure vert sombre sur l’herbe crue, qui s'efface aux premiers taillis, là où pousse la digitale pourprée, digitalis purpurea, qu'on appelle aussi gant de Notre-Dame ou doigt de la Vierge… Je fais alors comme les enfants, je détache cinq fleurs et les enfile sur mes doigts. Je regarde ces cinq clochettes ridicules dont je sais le poison, et je regarde le creux de ma main, les lignes tels les chemins d'une carte, l'énigme du destin, du jour à venir et des jours suivants.
Les jours suivants, sous le signe de l'épuisement à marcher face à l'adversité de la canicule, j'avance lentement, n'espérant rien de l'ombre silencieuse et étouffante des sous-bois ni de l'eau tourbeuse aux reflets insondables, simplement guidé le long des chemins et des routes brûlantes par l'éclat des digitales, tels les feux d'un chenal serpentant sur l'immense oppression verte.
En route, je saurai aussi ces blocs erratiques au sommet des mont, que l'on atteint par des sentiers étroits, où il me plaît d'imaginer quelques saturnales, haltes du cœur et petites morts, plutôt qu'une cérémonie sacrificielle ou expiatoire. Et ces nécropoles antiques où l'on retrouva nombre de cinéraires, vestige des corps brûlés.
Vestige, justement, du latin vestigium, plante du pied, et par métonymie, traces de pas, ce qui demeure de mon passage. Ici, rien, l'empreinte mouillée d'un pied posé sur la courbe d'un rocher et qui sèche aussitôt, comme lapée par une langue de feu invisible.
© Thierry Girard, 2005 .
Premier texte du livre publié aux éditions Les Imaginayres. |
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