Arpenter le monde d'après
Ari J. Blatt  

 

 

Par une matinée printanière et nuageuse de 2018, depuis le parking d’un centre commercial Carrefour à Liévin, Thierry Girard se met en route. Equipé d'un sac à dos rempli de matériel, son appareil photo fixé sur un trépied balancé nonchalamment sur l’épaule, Girard traverse la rue, contourne un rond-point et commence à flâner sur un trottoir, prenant la mesure du paysage, comme s'il attendait que quelque chose advienne et saisisse son regard. De prime abord, on aurait du mal à dire pourquoi, pour quelle raison, un lieu aussi prosaïque, une zone commerciale animée à la périphérie d'une petite ville située dans une ancienne région minière désaffectée du Nord-Pas de Calais, attire l'un des artistes contemporains les plus talentueux de France.


Girard se trouve ce jour-là à Liévin dans le cadre d’un projet artistique pour lequel il a carte blanche, à savoir, ce qui lui vaut sa réputation, la création d’une vision photographique du réel qui nous rappelle que même les paysages les plus ordinaires contribuent à notre imaginaire topographique collectif. Comme le rappellent les photographies réunies dans ce livre, ce n’est pas la première fois que Girard passe du temps à sillonner les routes de cette région rendue célèbre par Zola et qui a souvent souffert des ravages de l’histoire, des batailles et des bombardements qui ont rasé tant de villages et de villes pendant les deux guerres mondiales, jusqu’aux désastres miniers et la catastrophe économique due à l’arrêt de l’extraction du charbon dans les années 1970 et 1980.  Ayant déjà travaillé il y a près de quarante ans dans cette région qui balance entre les signes du déclin et le sentiment irrépressible de la vie, Girard sait dévoiler avec acuité les traumatismes du passé tout en révélant la manière dont les habitants d’aujourd’hui vivent avec leurs fantômes. Explorer le territoire à travers les photographies de Thierry Girard c’est découvrir un plat pays couturé par plus d’un siècle d’enfouissement de l’activité humaine et parsemé de presque 200 terrils qui montent pour certains jusqu’à 140 mètres de hauteur. Évitant les centres historiques, les points de vue pittoresques qui mériteraient le détour dans le Guide Michelin, préférant plutôt suivre des chemins inattendus et des parcours marqués par la confrontation du passé et du présent, l’approche photographique de Thierry Girard interroge des lieux qui pourraient nous laisser indifférents, mais qui sont, comme les images le suggèrent, beaucoup plus porteurs d’histoires qu’ils ne le paraissent au premier abord.


Maintenant, le photographe avance lentement. Il scrute le lieu, bloque sa respiration comme s’il attendait une situation imprévue, une « épiphanie modeste et sublime à la fois » comme il l’écrit lui-même, qui se matérialiserait ici, à l’instant, comme par magie. Et puis, soudain quelque chose le fige sur place. Girard plante son trépied, ajuste la hauteur, et regarde à travers le viseur pour cadrer la scène. Il procède d’une façon méticuleuse et patiente. Pour certains, sa pratique pourrait sembler rétrograde, un rappel aux ancêtres et à leur propre manière de composer des vues de paysage. Il sait ce qu’il doit aux maîtres anciens, mais sa façon d’appréhender un lieu - que Girard comprend toujours comme un processus culturel dynamique - s’avère avant tout résolument contemporaine. Ses images mêlent objectivité documentaire et créativité subjective, et transforme la réalité topographique en une représentation, où il déploie des dispositifs rhétoriques et esthétiques qui confient au réel sa forme symbolique. En apparence laconiques et impartiales, mais souvent ironiques et toujours ouvertes à une interprétation spéculative, ces images s’inscrivent dans l’histoire du médium, mais elles parlent aussi directement à la sensibilité des spectateurs qui peuvent y projeter leur expérience vécue, leurs souvenirs et leurs rêves.


Après quelques réglages, le photographe recule et attend que les conditions - la lumière, la circulation sur la route, les deux passantes oubliant sa présence - s’ajustent comme il l’espère. Et puis, un simple déclic. L’image, qui sera plus tard tirée, encadrée, exposée, et enfin publiée dans ce livre, représente un site qui semble sans caractère. On peut même la trouver sans chair, comme une photographie prise dans Google Street View et géolocalisée froidement sur une carte numérique, l’image d’un lieu qui se révèle d’une manière transparente dans toute sa réalité géomorphologique. Mais si on regarde avec attention, on commence à comprendre à quel point cet endroit est riche de sens. Cette photographie allie le côté prosaïque du quotidien d’une ville ordinaire et les vestiges d’un moment important dans l’histoire industrielle de la France. Au-delà des buissons du premier plan, on discerne la station-service au centre de l’image, ainsi qu’un déploiement de panneaux publicitaires et d’enseignes commerciales ; mais, en arrière-plan on repère la présence envoûtante de deux anciens chevalements, comme ceux que l’on peut trouver dispersés sur l’ensemble du bassin minier. Ce duo de fonte plane au-dessus de tout et domine la scène, tout comme le clocher de l’église Saint-Amé, visible à gauche de l’image, près de la fosse du même nom où se produisit le 27 décembre 1974 la dernière grande catastrophe minière. Peu importe à quel point les habitants sont devenus indifférents à leur égard, leur présence est un objet de mémoire essentiel pour l’identité de cette région, au même titre que les nombreux terrils. Toute la scène photographique incarne l’histoire de l’industrialisation, l’exploitation de la main d’œuvre (« Prix le plus bas ! »), et la dégradation de l’environnement dans l’un des territoires français les plus en difficulté. Alors que ce paysage péri-urbain a été façonné au fil du temps et maintes fois aménagé pour satisfaire aux différents impératifs politiques, la photographie met en lumière les traces du passé que les vents du progrès, sous la forme de planification territoriale et développement commercial, ont souvent tendance à obscurcir.


Au bout du compte, l’œuvre de Thierry Girard dans le Nord abonde en images comme celle-ci, des images dont la neutralité apparente est démentie par une sensibilité  profonde à la richesse du territoire. En effet, il y a des fortes chances qu’un autre photographe n’aurait pas choisi cet endroit précis comme sujet. Et même s’il l’avait fait, on aurait du mal à croire qu’il l’aurait composé de la même manière, avec le même résultat. Car arpenter le monde avec Thierry Girard façonne notre regard et nous oblige à l’aiguiser. Sa manière de voir constitue une approche dynamique, réfléchie et tout à fait inventive d’envisager ce qui pourrait sembler au premier abord comme des sites sans intérêt, mais que les photographies distinguent comme des paysages qui puissent élargir l’étendue de notre expérience et en appeler au sens, voire à l’essence du lieu.

 

  Ari J. Blatt est professeur associé d'études françaises à l'Université de Virginie, Charlottesville.
Ce texte a été publié dans "Le Monde d'après", éditions Light Motiv, 2019.
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