Taroudannt    
par Thierry Girard    

TAROUDANNT / NOTES

16 juin 1998
Chaleur caniculaire. Attendu la fin de l’après-midi pour faire un premier tour de la ville en longeant les remparts côté Est, là où l’aspect ruineux de la muraille, l’absence de toute construction et de route font le plus songer à une cité antique surgie du désert. Intramuros, ce qui reste d’une oasis luxuriante aujourd’hui mitée par l’urbanisation : le système d’irrigation traditionnel n’a pas résisté aux constructions en parpaings, la terre s’assèche, devient dure comme du béton, les arbres meurent. Ici où là quelques palmiers rescapés et des vestiges de jardins. Derrière une palissade, des figuiers de barbarie, le son joyeux d’une eau qui coule, un homme penché sur sa terre, une fraîcheur soudaine sur mon visage, la réminiscence d’un paradis perdu. Extramuros, le lit raviné d’un oued à sec, des oliveraies à perte de vue dans la plaine du Souss, et tout au loin, dans la brume de chaleur, la ligne presque indistincte des premiers contreforts de l’Atlas.

Les creux du rempart, ses fractures, ses éboulis sont autant de petits hâvres pour celui qui fume un peu de kif ou pour ces femmes qui parlent doucement dans la quiétude du soir me regardant passer avec un sourire amusé où se dessine un léger reproche comme si j’avais franchi par inadvertance le seuil d’un espace privé.

17 juin
La médina, telle un labyrinthe. J’avance au hasard, attiré par un rai de lumière ou l’inquiétante obscurité d’un passage qui débouche sur une nouvelle cour, une autre ruelle, trois portes muettes. Au fond d’une impasse quelques portes s’entrouvent, des femmes et des jeunes filles intriguées, entre crainte et curiosité. La qualité et la renommée de mon guide de ce jour, qui leur parle en berbère avec déférence et humour, les rassurent, et pendant que nous discutons doctement, lui et moi, du passage subtil à l’intérieur de la médina entre l’espace collectif et l’espace domestique, deux jeunes filles pouffent de rire en se cachant à moitié le visage puis s’enfuient dans l’escalier; une femme à l’air généreux, entourée d’une nuée d’enfants, se campe dans le montant de sa porte et nous écoute en souriant; une vieille femme silencieuse se tient dans l’ombre, visage fermé, dans une dignité presque hautaine.
Durant la journée, ces ruelles à l’écart des souks, désertées par les hommes, deviennent le territoire des femmes, de leur liberté contrainte et surveillée, de leur solidarité, de leur parole échangée entre elles, contre celle des hommes. Equilibre ambiguë entre la sécurité et l’enfermement, la médina dessine une topograpie des limites : limites des comportements, limites des déplacements, limites des franchissements. Il faut que j’apprenne cela moi aussi.

Retour vers le vieux souk avec ses foundouks, ces petits hôtels où les paysans et les marchands, qui viennent parfois de loin, entreposent leur marchandise et passent une ou plusieurs nuits. Celui-ci pour les pauvres, une porte basse, une pièce sans lumière, une simple natte, très sale, sur la terre battue. Dans la cour aux ânes, un vieil homme accroupi, la main entre ses cuisses, agite frénétiquement son sexe. Mon guide, plus amusé que géné, me raconte comment, enfant, il a découvert la masturbation en regardant les paysans s’exciter derrière le cul des ânes.
Tel autre foundouk, plus propre, récemment blanchi à la chaux, avec en son milieu un petit potager où croît el rounbaz, cette belle fleur , jaune comme un soleil, que les mères autrefois glissaient dans les cheveux de leurs filles, après les premières règles, pour signifier qu’elles étaient devenues femmes, en âge désormais d’être mariées.

18 juin
Je sympathise avec El Hamdani, le marchand de caméléons et de pierres odorantes. Le caméléon chasse le mauvais oeil : les bouchers mettent un bout de sa peau sous la balance pour que la pesée soit bonne. La pierre d’alun, aux vertus astringentes, est la pierre des dentistes et des prostituées qui s’en servent pour rétrécir leur sexe les jours où leur commerce marche trop fort.

19 juin
« Où vas-tu ,toi?». Alors que je pensais m’aventurer dans une succession de passages, me voici dans un cul-de-sac, entouré de portes closes, avec un nabot barbichu qui court derrière moi et me hèle d’un ton peu amène. Il a l’air revêche d’un petit indic de quartier et notre discussion s’envenime rapidement. J’ai beau lui rétorquer, sur le même ton un peu vif, que j’ai l’autorisation du Pacha pour circuler comme bon me semble à travers la médina, il veut m’emmener de force au commissariat. Ma résistance le déstabilise et il sent que le petit attroupement amusé qui se forme autour de nous ne le soutient guère. Alors qu’il s’éloigne seul, marmonnant sa fureur, pour s’en aller rendre compte à ses supérieurs de mon “délit de franchissement”, quelqu’un me donne une petite tape amicale dans le dos et me fait un petit signe de tête entendu, du genre “laisse courir”.
Je reverrai plus tard notre homme, pris en flagrant délit de surveillance, se cachant derrière une cabine téléphonique dès qu’il m’aperçoit. Pour le narguer, depuis l’autre coté de la place, je pose ostensiblement mon appareil sur son pied et je le pointe dans sa direction l’obligeant ainsi à rester un long moment derrière sa cabine.

L’heure de la Grande Prière du vendredi est aussi l’heure de la grande chaleur. Les rues se sont vidées, les rideaux des boutiques se sont baissés, la mosquée déborde de fidèles. Taroudannt, cette ville du sud, un peu rebelle, aux portes du désert, presque sans tourisme, est l’envers d’Agadir-Babylone qui n’est qu’à quatre-vingt kilomêtres. On est ici dans un autre temps, plus lent, plus traditionnel et dans un monde qui est déjà celui de l’Afrique saharienne et sahélienne. Les femmes berbères, qui portent peu la djellabah, se parent de leurs voiles multicolores, rose vif, vert pâle, jaune, et, le soir venu, elles viennent s’asseoir ensemble au pied des remparts jusqu’à la tombée de la nuit. Hors l’altercation de ce matin, une certaine douceur règne en cette ville.

20 juin
Exploré un nouveau quartier du côté de Bab Targhount. Alors que j’installe mon appareil pour photographier un dédale de lumière, une jeune femme me fait face, tête nue, regard étrange, un peu fixe, une légère entaille sur une joue. Sa voisine me dit en riant qu’elle m’invite à prendre le thé. Je devine aisément à la transparence de sa robe, à la façon qu’elle a de faire claquer l’élastique de son slip tout en se caressant doucement le ventre, que le thé de la dame vaut quelques dirhams. Je n’ai évidemment pas l’audace de répondre à son invitation mais quelque chose m’intrigue dans cette femme qui ne parle pas un mot de français; elle n’est pas vraiment belle mais sa minceur de fille du désert la distingue des femmes qui l’entourent. D’où vient-elle? Qui la retient prisonnière, esclave en ce labyrinthe?

En contrebas de la Place Assarag, centre de la ville et de la médina, une grande aire, mi-terrain vague, mi-avenue desservant de nouveaux immeubles de parpaings bruts. On y trouve un manège, une loterie avec tir à la carabine, un souk d’objets divers récupérés diversement, des bonimenteurs, des joueurs de bonneteau, quelques mendiants et un lot de petits voleurs. Il n’y a là que des hommes et quelques enfants, mâles. Deux hommes du sud, à la peau sombre et à la voix d’imprécateurs — de celles qui vouent aux gémonies les acheteurs hésitants —, ont étalé sur une natte leurs baumes mystérieux, leurs grigris et leurs trésors d’outre-désert : un gros lézard vivant, deux oeufs d’autruche, une peau de crocodile, des bois de ”cerfs”, un os de baleine, de l’ambre et du musc. Un peu plus loin, un jeune type rieur raconte des histoires étranges à un parterre d’enfants qui l’écoutent, bouches bées. Je m’inscris dans le cercle mais je devine, sur un signe complice du conteur, que je deviens le personnage d’une de ses histoires. Les enfants se tournent vers moi en souriant.

21 juin
Premier jour de l’été. Chaleur terrible. Même les roudanis, qui ont pourtant l’habitude, semblent hébétés, se cachant chez eux ou attendant patiemment aux terrasses des cafés que la nuit tombe. Alors soudain la place Assarag et la grande rue qui la traverse se remplissent d’une foule incroyable qui déambule lentement en soulevant un nuage de poussière de sable. Tout un flot d’hommes, de femmes et d’enfants, les uns descendants, les autres montants, quelque chose du paséo espagnol, filles et garçons séparés mais se croisant et se recroisant, oeillades, provocations et rires des unes, gêne et fausse assurance des autres. Les femmes semblent tellement plus fortes que les hommes; elles sont, même dans cette ville un peu à l’écart de la modernité, une marée d’intelligence et de vie qui va faire céder un jour, cette génération ou la suivante , ici comme dans tout le Maroc, la digue des hommes dont l’autorité n’est que le masque trop souvent d’une certaine veulerie.

La foule reste dehors très tard ne se décidant pas à rentrer dans des maisons où la chaleur s’est accumulée pendant toute la journée — dans les plus récentes surtout qui ne sont faites que de parpaings; les maisons en pisé de la médina gardent, elles, toute leur fraîcheur —. Dans la cour d’un marabout des Aïssaouas jouent une musique stridente et répétitive. Quelques hommes se mettent à danser jusqu’à la transe, dont une sorte de hadj freluquet pris d’une énergie folle qui semble dépasser les limites de résistance de son corps. Il saute en levant et en baissant sa tête tout en agitant un doigt tendu vers le ciel comme un derviche tourneur; et lorsque la musique s’arrête d’un coup, il continue seul, longtemps, jusqu’à ce que deux autres danseurs se précipitent vers lui pour le soutenir comme s’ils craignaient un effondrement soudain. Beaucoup de monde, que des hommes. Je suis le seul étranger.

22 juin
Je pars ce matin avec un jeune élu de la municipalité. Nous passons devant un bordel de son quartier. « Je suis l’élu des putes » me dit-il avec un grand éclat de rire tout en discutant très sérieusement de pollution et de circulation— les sacs en plastique noirs qui parsèment l’ensemble du territoire marocain jusques dans les endroits les plus reculés ; l’inévitable pression à venir des voitures dans une ville encore essentiellement vouée aux piétons, aux vélos et aux calèches —. Devant la chaleur qui monte, nous allons nous réfugier chez son oncle qui habite une vieille maison en pisé. Il me fait monter par une petite échelle intérieure sur la terrasse : au dédale des rues s’ajoute celui des toits et des terrasses où poussent les paraboles.

Dîné à l’Hôtel Taroudannt qui ressemble à un vieil hôtel de province d’avant-guerre. Le mobilier, le service, la décoration, et même la bibliothèque rappellent les anciens propriétaires français et le Protectorat. Dans cette ville où le Conseil religieux est très strict, c’est le seul endroit ouvert à tous (les autres hôtels sont trop chics) où l’on peut boire de la bière dans une arrière-salle qui sent un peu le tripot.

23 juin
Marché le long des remparts côté ouest vers l’ancien cimetière juif et une huilerie d’arganier laissée à l’abandon : derrière une porte mal verrouillée, le sentiment d’une autre époque. Des meules en pierre magnifiques, un appareillage en bois impressionnant. Qui peut s’occuper de sauvegarder cette mémoire-là alors que les remparts de la ville, qui sont le principal patrimoine, sont déjà entretenus comme on met des rustines à un vieux pneu? Un peu plus loin, dans un espace ouvert entre des habitations et les remparts, trois petits garçons à moitié nus jouent au milieu des chêvres. L’image pourrait être biblique si quelqu’un ne m’expliquait que les défécations des animaux près des maisons générent des vers qui se glissent sous la peau des enfants. Qui s’en soucie ?

25 juin
Par comparaison avec les jours précédents, il fait presque frais ce matin et le ciel est couvert. Il semblerait que la douceur de la température rendent les gens plus disponibles, moins soupçonneux. Il faut dire aussi qu’à force de passer et repasser aux mêmes endroits, je commence à être vraiment repéré et mes stations prolongées, qui au début intriguaient les gens, les amusent plutôt maintenant. On vient me dire bonjour, certains me recommandent même des points de vue ou deviennent complices en faisant des commentaires sur les petites situations qui passent devant mon objectif : « Ah! la femme qui passe avec son voile, là, c’est très bien ». Ceci dit avec sincérité et une petite pointe de jalousie.
Répétition de gestes simples que je trouve très beaux, comme cette façon de semer de l’eau devant les échoppes et les maisons pour plaquer le sable et la poussière au sol.

26 juin
Dans cette ville qui se veut avant tout berbère il faut aussi se distinguer de tout ce qui est arabe. Je prends un thé avec le docteur Sellouane tout en regardant à la télévision les images de Clinton arrivant à Xi'An. En écoutant la musique chinoise mon hôte me dit combien il pense depuis longtemps que la musique berbère est en fait plus proche de l’Extrême-Orient que de l’Arabie. Un peu plus tard dans le vieux souk, je m’arrête, figé par une musique qui me confirme ce sentiment : voix très hautes des femmes, stridence lancinante des instruments.

Discussion avec un jeune coiffeur qui a un diplôme de coiffure pour dames mais préfère couper les cheveux des hommes parce qu’il y a moins de tentations ... ou alors, on devient efféminé et il veut rester un homme, un vrai. Son local...un vieux siège de barbier en skaï, un miroir, une petite radio et un grand poster exotique montrant un troupeau de moutons dans un paysage pyrénéen. Les gens lui donnent ce qu’ils veulent selon leur richesse ou leur pauvreté. Certains jours il ne travaille pas mais il n’imagine pas aller ailleurs qu’à Taroudannt.

© Thierry Girard

 
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