Paysage Temps
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par Danièle Méaux |
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Alors que le paysage a principalement été envisagé dans la culture occidentale comme res extensa, étendue spatiale proposée au regard, l’Observatoire National Photographique du Paysage – lancé en 1991 par le Ministère de l’Environnement, dans le sillon de la Mission Photographique de la DATAR (1984-1988) – travaille, à rebours, à ce qu’il soit appréhendé dans sa temporalité intrinsèque. D’une part, les itinéraires établis inscrivent les points de vue, destinés à la reconduction, au sein d’une trajectoire ; ces « postes d’observation » doivent être visibles de tous, de sorte qu’ils sont – pour la plupart – situés sur des voies accessibles à des véhicules motorisés. D’autre part, le protocole de la reconduction amène à la comparaison de photographies livrant des états successifs d’un même lieu, de sorte que des évolutions paysagères peuvent être constatées – qu’elles relèvent d’aménagements conséquents du territoire (construction ou démolition de bâtiments, creusement de nouvelles infrastructures de circulation…) ou de transformations infiniment plus modestes (ravalement d’une façade, arrachage d’un arbre malade, mise en place d’une enseigne…). Le protocole défini pour l’Observatoire National Photographique du Paysage travaille donc, tout à la fois, à ce que le paysage soit envisagé comme milieu investi par des corps en déplacement, et comme organisme complexe, pris dans une évolution constante, faite de processus hétérogènes et polyrythmiques ; ce mouvement continu combine des initiatives humaines d’échelles fort variées à une « agentivité naturelle », selon une interaction difficilement maîtrisable et incomplètement prévisible, de sorte que l’instrument de veille – que constitue la reconduction – trouve là toute sa légitimité : il permet l’analyse des dynamiques à l’œuvre dans l’évolution du paysage, l’examen de leur combinaison ou de leurs interférences ; il peut amener l’identification des facteurs qui les déterminent, ainsi qu’une observation critique des politiques d’aménagement comme des conduites individuelles. Pour le géographe Michel Lussault, l’espace est l’arène d’antagonismes et de rapports de force économiques et sociaux – dont découle pour partie l’évolution des sites. Dans le même temps, même en l’absence de toute intervention humaine, le paysage lentement se transforme. En matière de perception de la temporalité du territoire, l’Observatoire Photographique du Paysage du Parc Naturel Régional des Vosges du Nord s’avère exemplaire, en raison de sa longévité : il s’est établi dans la durée ; lancé en 1997, il a connu une interruption de trois années (de 2006 à 2008, après la publication du livre Vosges du Nord et l’organisation d’une exposition), puis a repris en 2009 pour continuer jusqu’à aujourd’hui. Si la comparaison des vues réalisées sur une courte période incite l’observateur à repérer tel ou tel changement (comme s’il se trouvait confronté à une devinette), l’importante archive progressivement accumulée en vingt ans autorise la compréhension (au sens étymologique : « prendre ensemble ») de grandes tendances discernables dans la durée, à partir d’une masse critique de photographies. Il n’est pas indifférent non plus que les travaux aient été entièrement assumés par un seul et même photographe : cette continuité dans la durée a, tout à la fois, assuré la cohérence de l’entreprise et autorisé une forme d’adaptabilité. Au lancement du projet, Thierry Girard – qui apporte un regard extérieur, puisqu’il vient d’une tout autre région de France – travaille en relation avec les membres du comité de pilotage à établir 100 points de vue (40 principaux et 60 secondaires), en fonction des « problématiques paysagères » qui se trouvent définies dans le cahier des charges. La majeure partie de ces points de vue initiaux sont, au fil des années, demeurés « actifs » ; cependant, certains d’entre eux, considérés comme « épuisés », ont été abandonnés ; de nombreux autres ont été inaugurés en fonction de « problématiques paysagères » émergentes, de sorte que les points de vue sont aujourd’hui au nombre de 217. Le parti fut donc pris d’une adaptation aux évolutions du territoire, assez loin de la raideur que semblait pouvoir entraîner le maintien strict du protocole initial. Cette souplesse a été possible parce que le photographe connaissait bien ses partenaires, était familier d’un « terrain » dont il constatait les modifications sous la répétition de ses pas. Thierry Girard séjourne généralement dans le Parc Naturel des Vosges du Nord en octobre et en février, chaque nouvelle campagne débutant par une réunion du comité de pilotage ; les décisions sont prises en commun, mais une certaine initiative est laissée au photographe, qui a lui-même choisi une bonne part des nouveaux points de vue. De fait, au fil du temps, le praticien connaît de mieux en mieux son « terrain » ; il y a tissé des habitudes et des relations ; il est ainsi le garant de la cohérence d’une observation prolongée comme de son adhésion au territoire, dans sa mobilité même. La délégation des reconductions à des techniciens n’aurait pas autorisé une telle flexibilité, précisément conditionnée par une connaissance du « terrain ». Parmi les Observatoires Nationaux du Paysage, seul celui mené par Gérard Dalla Santa dans la vallée de Chevreuse a connu une continuité analogue. Thierry Girard ne s’est pas non plus interdit des infléchissements dans sa pratique de la prise de vue. En 2009, il passe du noir et blanc à la couleur, du format 6X7 au 4x5 inches, optant pour l’usage d’une chambre grand format. Cette évolution lui permet de retenir davantage de nuances et de détails, d’accroître la profondeur de champ, afin de travailler à une auscultation encore plus minutieuse des mouvements du visible. Le passage à la couleur a aussi permis de faire émerger des problématiques paysagères qui ne figuraient pas initialement au cahier des charges, telles que la question du choix des tons pour le ravalement des façades.Il est exceptionnel qu’un photographe mène un tel travail dans la durée : loin de figer le regard, cette persistance a été le levier d’une adaptabilité. Mais, si lors de l’examen des images prises au sein de l’Observatoire du Parc Naturel Régional des Vosges du Nord, la dimension temporelle s’impose, c’est aussi en raison de la configuration du territoire qui se trouve soumis à l’examen. Partagé entre la Moselle et le Bas-Rhin, jouxtant la frontière avec l’Allemagne, le Parc correspond à un espace forestier et rural, où l’urbanisation est faible (elle représente moins de 5 % du territoire). Au sein de cet espace agricole et boisé, émaillé de villages ou de petites villes, les variations météorologiques s’avèrent plus sensibles qu’en zones urbaines où – comme le fait remarquer Thierry Paquot – l’alternance des saisons, les effets des intempéries, le cycle des jours et des nuits se trouvent concurrencés par d’autres rythmes qui tendent à les occulter. Au sein des images minutieuses de Thierry Girard, les lumières subtiles, les tons nuancés de la végétation renvoient donc puissamment aux temporalités « naturelles », aux « humeurs changeantes » du paysage. Au sein de ce territoire, la veille semble requérir une patience toute particulière, dans la mesure où les changements remarquables restent relativement rares ; il y a bien le chantier pour la construction de la voie du TGV Paris-Strasbourg (Point de vue 163), la mise en place d’un champ d’éoliennes à Dehlingen (Point de vue 131) ou encore l’installation d’un lotissement à Lohr… Au sein des photographies, la végétation connaît de patientes et subtiles évolutions. Les reconductions permettent de déceler le lent reboisement en résineux après une coupe rase, ou encore la fermeture progressive d’une ouverture vers l’horizon, en raison du non entretien d’un sous-bois situé en zone protégée (Point de vue 9 : Lutzelhardt, Bas-Rhin). Les fonds de vallée humides sont parfois peu à peu gagnées par les plantes invasives (Point de vue 129 : Baerenthal, Moselle). La quantité globale des fermes tend à décroître, de gros propriétaires agricoles venant à concentrer les terres ; dans certaines exploitations, un meilleur entretien des bâtiments, environnés d’une voierie modernisée, est observable (point de vue 34 : Urbach). Ce sont les espaces situés à la frontière entre les villages et la campagne qui se transforment le plus (point de vue 160 : Reyersviller) : de nouveaux habitants viennent s’installer dans des constructions récentes, certains d’entre eux travaillant en Allemagne. À côté de cela, apparaissent des enseignes qui renvoient à l’expansion d’un commerce relativement standardisé (Point de vue 157 : Montbronn, Moselle). Le cœur des villages a, en revanche, tendance à se dépeupler. Les maisons, dont certaines datent de la période de la reconstruction, présentent les indices d’une paupérisation ; des bâtiments sont désaffectés, des démolitions peuvent être constatées. Mais les photographies montrent aussi des communes avenantes où des améliorations régulières attestent d’un certain bien-être : adjonction d’un portail ou d’une place de parking, installation d’une haie ou d’un bac à sable sont autant d’aménagements de taille restreinte qui témoignent d’une habitation paisible de l’espace (Point de vue 24 : Eschbourg, La photographie se fait instrument de veille et de compréhension de ces mouvements infimes, comme elle le ferait des minuscules transformations d’un corps. L’ensemble des vues collectées viennent compléter les analyses effectuées par les experts ; elles apportent des informations ou suscitent des réflexions comme ne peuvent le faire les outils traditionnels. Pour Rudolf Arnheim, la dimension perceptuelle est nécessaire à la pensée productive ; le théoricien stigmatise le « sous-emploi généralisé des sens », alors que les opérations cognitives s’ancrent notamment de façon intime dans la vision. Les vues viennent renouveler le regard habituellement posé sur des espaces ordinaires, mobilisant le potentiel de défamiliarisation de la photographie pour provoquer une reconsidération de ces sites. Par le biais du cadrage, les images mettent en évidence certains voisinages, qui existent certes dans la réalité mais se trouvent dès lors portés à l’attention. Ce sont également les emplacements vacants qui ressortent, puisqu’ils prennent, au sein des vues, une importance comparable à celle des zones occupées. Ce sentiment d’équivalence des « pleins » et des « vides » se trouve servi par la précision des images de Thierry Girard, leurs tonalités subtiles et leurs doux dégradés de lumière. Les vues tendent, par ailleurs, à ramener sur un même plan des bâtis étagés dans la profondeur du champ : des éléments se trouvent dès lors mis en relation, alors qu’une vision à l’œil nu les tiendrait à distance, par le seul mécanisme de l’accommodation qui sélectionne une zone de netteté extrêmement restreinte. Si le paysage donné à voir (et à comprendre) est intrinsèquement travaillé par le temps, c’est aussi que l’entièreté du dispositif s’avère tendue dans la perspective du projet. Pour les responsables du Parc Naturel des Vosges du Nord, l’Observatoire est un instrument utile à la prise des décisions ; il les a aidés à la réécriture de la charte du Parc National ; il leur permet de porter des diagnostics, qui sont ensuite transmis aux communes. Les vues reconduites au fil des années ont un véritable enjeu pragmatique, au regard des missions du Parc, en matière de préservation du patrimoine naturel et culturel, d’aménagement du territoire, de développement économique et social. La spécificité de l’approche photographique vient compléter des modalités d’analyse plus traditionnelles, le mélange des cultures s’avérant fructueux. Les images, telles qu’elles se trouvent prises dans des séries ménagées par la reconduction, s’avèrent particulièrement aptes à travailler à l’articulation de différents enjeux : économiques, écologiques, paysagers… qui peuvent au premier abord paraître contradictoires, mais tiennent ensemble au sein d’un même espace, comme le manifestent précisément les photographies : les tourbières y sont tout à la fois éléments paysagers et espaces de biodiversité ; une usine désaffectée y est en même temps symptôme de la crise économique et bâtiment à valeur patrimoniale. L’archive accumulée se fait donc laboratoire d’analyse, au service de projets à venir – cette portée heuristique et pragmatique n’étant nullement contraire à l’appréhension esthétique des photographies. Le sujet percevant, convié à mener l’enquête à partir du sensible, y trouve en effet satisfaction. Reste sans doute à souligner combien cette dimension prospective, sise sur une veille minutieuse, ne peut se développer qu’à partir d’une attention et d’une adhésion des habitants, comme d’un consensus relatif des élus locaux et des responsables du Parc. C’est pourquoi il n’est nullement indifférent que l’archive collectée travaille à toucher un large public : la médiation faite autour de l’Observatoire ne se présente pas comme un épiphénomène, mais travaille précisément à construire une politique du paysage. La mise en place d’un site, où sont présentées les reconductions géo-localisées, contribue aujourd’hui à faire du paysage des Vosges du Nord l’affaire du plus grand nombre. Toutes ces raisons font du paysage, tel qu’il est mis en images (et en séries) par l’Observatoire, un « paysage temps », soit un grand organisme complexe évoluant selon une profusion de rythmes diversifiés – de l’auscultation et de l’appréciation duquel dépend pour partie l’avenir de ce territoire.
Danièle Méaux est spécialiste de la photographie contemporaine. Elle est professeure des universités en esthètique et sciences de l'art. Elle dirige la revue Focales : www.focales.eu |
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