Entre l’attestation du paraître et la possibilité de l’être :
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par Raphaële Bertho |
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La première rencontre de Thierry Girard avec le Parc naturel des Vosges du Nord date de 1997. Si le territoire ne lui est pas totalement inconnu, celui qui n’était jusque-là qu’un voyageur occasionnel[1] va progressivement se sédentariser : le projet, initié pour trois années au départ, va se développer in fine sur plus de vingt ans. Et ce qui ne devait être qu’une commande parmi d’autres va se muer en une oeuvre conceptuelle. Le travail de Thierry Girard réalisé dans le Parc naturel régional des Vosges du Nord met à l’épreuve les normes instituées pour définir l’oeuvre des photographes. Toutefois, si cet ensemble sort du cadre par son ampleur, il n’est pas pour autant « informe ». Bien au contraire, il s’organise et se déploie selon plusieurs modalités qu’il convient d’examiner afin de saisir la complexité de cette proposition qui nous fait entrer dans le vif de la réflexion contemporaine sur la création La première dimension à discuter ici est sans aucun doute celle du cadre de réalisation de ce travail, celui de la commande. Rien de disqualifiant a priori, si l’on se souvient que le mécénat fut de longue date un moyen de financement de la création artistique. Toutefois la question se déplace un peu si on observe les conditions de cette commande. Car, bien qu’elle s’adresse à des photographes sélectionnés pour la qualité esthétique de leurs travaux et la reconnaissance dont ils jouissent dans le monde de l’art, cette commande n’émane pas d’un organisme culturel. Elle est financée initialement par le Ministère de l’Environnement puis par les collectivités et développée dans le cadre de l’Observatoire photographique national du paysage[4] lancé en 1989 dans le sillage de la loi dite « Paysage » (1993). Outre l’origine du financement, la forme même du projet s’éloigne largement de la carte blanche, avec de fortes contraintes imposées aux auteurs sollicités. Ces derniers doivent tenir compte d’enjeux préalablement identifiés en lien avec les dynamiques de l’aménagement du territoire, présenter un nombre prédéterminé de clichés dont la sélection finale n’est pas à leur seule discrétion, puis respecter un protocole précis pour la reconduction[5]. Comment faire œuvre dans ces conditions ? Quel espace reste-t-il à investir quand la prescription est aussi forte ? Une difficulté que Thierry Girard ne dissimule aucunement : « Sur le plan artistique, la contrainte et la rigueur méthodologiques, inhérentes à la problématique observatoire, ont tendance à réduire le désir d’expérimentation esthétique et à uniformiser les styles, ce qui, en fin de compte, va obliger les auteurs à faire preuve d’un peu d’humilité en se soumettant à la contrainte d’une commande très particulière plutôt qu’en soumettant la commande à leur seul ego artistique. »[6]. L’humilité n’est pas synonyme de renoncement, elle ne correspond pas à une posture de retrait. Il s’agit plutôt de se débarrasser des oripeaux du style pour tenter de dénuder l’écriture, dans une tentative presque essentialiste. Quand le besoin de reconnaissance des auteurs conduit à des effets qui peuvent parfois confiner parfois au maniérisme, c’est ici la sobriété qui domine. Toute la difficulté est dans la recherche de cet équilibre où le photographe ne doit pas exister aux dépends de son sujet ni s’effacer devant lui. L’auteur s’affirme sans s’imposer, donne forme à ces paysages sans les conformer. C’est sans doute cette exigence qui confère à cette commande une place spécifique dans le parcours de Thierry Girard. En 1997 ce dernier a derrière lui vingt ans d’une carrière qui l’a mené à explorer les confins du territoire français, traverser les Etats-Unis, arpenter l’Est de l’Europe et le pourtour méditerranéen. Il est déjà rompu aux commandes publiques et résidences, ses travaux sont exposés et publiés. Rien d’extraordinaire donc a priori dans ce nouveau projet. Pourtant ce dernier va prendre au fil des années une place particulière dans la constellation des travaux du photographe et devenir une «forme de ressourcement»[7]. Thierry Girard va investir l’espace de la commande pour en faire un lieu d’introspection de la forme documentaire, et en résonnance de sa place en tant qu’auteur. L’usage de l’adjectif « documentaire » est toujours délicat, celui-ci étant souvent source d’ambiguïtés. En l’occurrence les clichés produits dans le cadre de l’observatoire sont destinés à l’usage des agents du Parc dans leurs activités de gestion. Dans ce sens il s’agit bien de documents, soit d’un ensemble de données visuelles à caractère informatif. Ce statut n’est toutefois pas exclusif, les images étant dans le même temps considérées comme des oeuvres de l’esprit. Cette dualité de l’usage est instaurée par les termes de la commande, résolvant de fait la sempiternelle controverse souvent posée en ces termes : « art ou document ? ». Ici, c’est art et document.
De ce point de vue, le protocole de la reconduction imposé dans le cadre de la commande est particulièrement intéressant car il engage le photographe dans cette traversée du quotidien. Le travail de Thierry Girard s’inscrit dans une temporalité hors-norme, sur vingt ans. Deux décennies, le passage d’un siècle à l’autre, la moitié de la carrière du photographe : et pourtant ce n’est pas un éloge de la durée, ou de la lenteur, c’est bien un éloge du retour. Chaque voyage est l’occasion pour le photographe de revenir sur les lieux. Il refait son itinéraire, suit les étapes d’un parcours déjà tracé. Ce pèlerinage lui permet de saisir les vibrations de ce paysage quotidien qui possède sa propre historicité. L’observateur se tient toujours légèrement à distance, non pas celle qui invite à la contemplation, mais plus à la circulation du regard. Le paysage s’offre dans sa valeur d’usage. C’est un lieu de vie, qu’elle soit humaine, animale ou végétale. Au pouls parfois faible mais toujours présent. D’images en images se tisse une exploration au coeur de l’habiter, suivant le rythme sinueux des intrigues au long court et des basculements inopinés. La photographie est autant le moyen que la fin de cette expérience du paysage. Thierry Girard nous raconte régulièrement ses images à travers des récits de voyage[13] où il nous délivre les à côtés de son périple, les coulisses et les temps morts, les rencontres, même ratées. Il ouvre l’expérience et lève le voile des non-dits et des non-vus qui ne peuvent prendre place dans le cadre. En ajoutant la parole à l’image, le photographe modifie quelque peu sa posture. L’arpenteur se double d’un enquêteur pénétrant le « vif du monde »[14] à la rencontre des gens tout autant qu’à celle des paysages. Un périple qu’il narre au fil des jours dans son journal de travail, publié occasionnellement depuis 2009 sur son blog[15]. La météo, l’histoire de lieux, ses lectures et ses dialogues s’entremêlent dans le récit. On y croise les responsables du Parc comme ses habitants, de vieilles cartes postales et quelques chiens, des regrets et des attentes. « J’ai l’impression alors d’être comme le facteur qui fait sa tournée en prenant des nouvelles du pays »[16] note Thierry Girard. Cette expérimentation en actes de la posture de l’observateur pose la question du statut accordé à l’objet photographique. Ce dernier doit-il être considéré dans son irréductible singularité, le corpus comptant ainsi un millier de clichés ? Dans sa sérialité temporelle, les images s’organisant selon la logique des reconductions ? Selon des ensembles thématiques, soulignant certains enjeux du paysage ? Selon des sélections transversales présentant un portrait du territoire ? Valorisé comme un outil de mise en débat du territoire, peut-il faire œuvre de manière automne ? Cette dimension conceptuelle de l’œuvre est soulignée par la plasticité des présentations de ce corpus, qui se renouvelle selon les supports et les époques. L’une des présentations les plus éloquentes sur le caractère polymorphe de ce travail est sans aucun doute à ce jour l’installation réalisée à l’occasion de l’exposition Paysages français, Une aventure photographique (1984-2017) à la Bibliothèque nationale de France en 2017. Les clichés étaient organisés selon deux logiques. La première, spatiale, présente un portrait du territoire du Parc naturel régional des Vosges du Nord en couleur. Quatorze images où le regard se balade librement de l’automne à l’hiver, des espaces forestiers aux sites urbains. De part et d’autre de cette présentation synthétique des différentes facettes du territoire, dix séries de reconduction se déploient. On observe ainsi tout autant les différentes temporalités des paysages que celle de la commande elle-même, une zone blanche marquant à chaque fois l’interruption du projet entre 2005 et 2008. Espace, temps, images singulières et plurielles à la fois : chaque partie est dissociable et pourtant fonctionne à l’intérieur d’un système coordonné, celui de l’observatoire tel qu’il est mené depuis vingt ans par Thierry Girard.
Ce travail fait exception et socle, tout à la fois. C’est le lieu de toutes les expérimentations, témoin des évolutions du photographe au fil des années. C’est aussi un espace de questionnement du régime de l’image photographique, l’auteur délaissant peu à peu sa puissance d’attestation au profit de sa qualité sociale. L’oeuvre de l’observateur se fait outil d’observation, dans une interpénétration permanente de la création et du quotidien. Ou, pour reprendre une expression parfois galvaudée, «l’art et la vie» se mêlent et s’entremêlent. N’est-ce pas là la perpétuelle quête de l’«artiste documentaire» ?
[1] Notamment dans le cadre de son projet Frontières (1984-1985). [6] Ibid. [15] Les billets sont publiés sur le blog de Thierry Girard Des images et des mots dans la catégorie « Observatoires du paysage ». En ligne : [16] Thierry Girard, « En observant, en écoutant », Des images et des mots, 13 mai 2014 En ligne : [17] Thierry Girard, « De l’Observation des paysages # 2 », Des images et des mots, 12 mars 2012 En ligne :
Raphaële Bertho est historienne de la photographie, maîtresse de conférence en Arts à l’université de Tours. Elle a été commissaire de l’exposition « Paysages français » une aventure photographique, 1984-2017. |
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