D'une mer l'autre | ||
Par Danièle Méaux | ||
VOYAGE DE PHOTOGRAPHE A PROPOS DE D’UNE MER L’AUTRE DE THIERRY GIRARD D’une mer l’autre de Thierry Girard, qui conjugue des photographies à un texte copieux, se présente comme la relation d’un voyage à travers la France, effectué par bribes, entre avril 2000 et mars 2002. L’itinéraire choisi conduit le photographe de Nice à Ouessant, selon une diagonale qui l’éloigne des axes majeurs de circulation : « Aucune route n’y conduit directement, il faudra louvoyer et tirer des bords »(1), note l’auteur. De fait, Thierry Girard s’écarte des itinéraires les plus fréquentés ; à la visite des sites indexés par les guides, il préfère le pèlerinage auprès d’œuvres d’art contemporain correspondant à ses penchants personnels ; il rend hommage aux Sirènes de Joan Fontcuberta à Digne, à la Sentinelle d’Andy Goldsworthy dans les Alpes-de-Haute-Provence, aux réalisations vidéo de Marcel Dinahet à Carquefou près de Nantes... Dans son ensemble, le trajet élu évite les hauts-lieux du tourisme ; ce sont plutôt des espaces ordinaires et désertés, des régions appauvries et abandonnées, qui sont traversés - et montrés sur les photographies. Toutefois, ce Voyage à travers la France, s’il est exempt d’exotisme et de pittoresque, n’est pas sans antécédent : Chemin faisant de Jacques Lacarrière, Journal d’un voyage en France de Renaud Camus… sont invoqués. Sur la couverture de l’album, une photographie de bord de mer, aux tonalités grises et vertes, est vigoureusement fendue par une diagonale vermillon ; cette dernière possède le tracé irrégulier des routes sur les cartes, ainsi que la couleur conventionnellement impartie aux nationales sur ce type de document ; elle emblématise la trajectoire oblique du photographe, son chemin du Sud-Est ou Nord-Ouest - d’une mer à l’autre. Au début de son texte, Thierry Girard évoque la manière dont les cartes sont à même d’inspirer le voyageur, de le propulser à travers le territoire : « On pose alors les mains doucement sur la carte, comme une caresse, pour que le désir croisse. »(2). La référence à la cartographie constitue un lieu commun du récit de voyage. C’est par l’examen d’une carte que s’ouvre Équipée de Segalen (3). Dans un autre registre, le très beau film de Robert Kramer Route One USA (4) commence par un long plan où l’on voit le doigt du narrateur suivre sur une carte le tracé de la route que les deux personnages vont emprunter. La diagonale vermillon qui fend la page de couverture de D’une mer l’autre emblématise encore une autre trajectoire, celle du regard du lecteur à l’intérieur de l’ouvrage ; de fait, le livre sera l’espace d’un parcours, à certains égards homologue au parcours du territoire relaté. Le dispositif livresque, dans sa matérialité, travaille à une perception de type diachronique. Au fil de l’ouvrage, photographies et texte se trouvent intercalées. Des vues de petit format (en couleur ou en noir et blanc) figurent en marge des mots. Quatre-vingt-une images en couleur, de plus grande taille et cernées de blanc, occupent des pages entières. Entre les mots et les photographies, nulle redondance. Des correspondances parfois se tissent grâce au renvoi à un même lieu, cependant les collusions prolongées sont rares. Le texte et les images se conjuguent plutôt à la manière de deux voix distinctes, dans une partition complexe. L’ouvrage constitue ce qu’avec Michael Nerlich et Alain Montandon, on peut appeler un « iconotexte », à savoir « un artefact conçu comme unité non illustrative, mais dialogique entre texte(s) et image(s), image(s) et texte(s) qui tout en formant en tant qu’iconotexte une unité indissoluble gardent chacun leur propre identité et autonomie » (5) . Des paramètres tels que la taille, l’emplacement, l’ordre, le rythme des vues ont leur importance. Dans une structure qui à certains égards tient de la mosaïque, les photographies tendent pour le lecteur à se rapprocher d’un énoncé à décrypter, tandis que l’attention se porte sur la disposition plastique du texte. Des liens de type réticulaire s’instaurent entre les images ; ainsi peut-on sans doute dégager des séries (régies davantage par des similitudes de formes ou de motifs) ou des séquences (qui paraissent correspondre au parcours chronologique d’un même site). Ces relations - se conjuguant aux liens polymorphes qui se nouent avec les mots - travaillent à la cohésion de l’ouvrage. Dans le même temps, le jeu qui existe entre le texte et les images (et entre les images entre elles) fait de chaque lecture un événement, une opération de nature inventive. Au verbe se trouvent impartis le rapport de quelques anecdotes ou l’allusion à certains traits de la vie privée du voyageur - ce qui confère à l’œuvre une tonalité subjective qui serait absente des vues perçues isolément. Comme beaucoup d’autres récits de voyage, celui de Thierry Girard se montre accueillant aux digressions les plus variées ; il fourmille de références à des textes viatiques comme à des travaux photographiques ; de fait celui qui voyage a tendance à effectuer au gré des confrontations géographiques, des associations et des mises en relations. Continuellement la « bibliothèque » (6) se trouve invoquée : cela va du Guide du Routard à L’Odyssée ou au Journal de voyage d’Alexandra David-Neel, d’Errance (7) de Raymond Depardon à Balkans-Transit (8) de François Maspero… Ces références esquissent les contours d’une méditation sur l’itinérance et la manière d’être au monde qu’elle est susceptible de susciter. Elles inscrivent l’ouvrage dans une tradition, le situant, pour ainsi dire, à la confluence de la littérature et de la photographie, dès lors que celles-ci se vouent à la relation d’un voyage. À ce croisement se situe de fait sans doute un genre, celui du « Voyage de photographe » qui s’est développé de manière conséquente dans la seconde moitié du vingtième siècle, des Américains (9) de Robert Frank au Voyage mexicain (10) de Bernard Plossu ou à Balkans-Transit de François Maspero et Anaïk Frantz, des ouvrages de Max Pam (11) à ceux de Raymond Depardon, ou de Klavidj Sluban (12), Marc Deneyer (13), et bien d’autres encore… Tous ces travaux utilisent l’espace du livre où sont présentées des photographies qui sont souvent - mais pas toujours - associées à un texte pour relater une expérience viatique. Selon un pacte (que tend à authentifier d’ailleurs l’image argentique), auteur, photographe, voyageur, narrateur sont bien une seule et même personne. Si ces ouvrages paraissent chevillés sur l’expérience du voyage qu’ils donnent à imaginer, ce dernier a la plupart du temps été entrepris en vue de faire le livre. D’une mer l’autre s’inscrit dans cet horizon générique ; mais il ne manque pas non plus de déplacer et de modifier le genre par ses traits propres, tant en ce qui concerne la pratique scripturale et photographique que les modalités et l’inscription géographique du voyage. Les références multiples qui émaillent le texte de Thierry Girard contribuent de façon indirecte à une forme de portrait moral de l’auteur, dans l’intimité duquel le lecteur a l’impression de pénétrer, à travers le bruissement des voix de ceux qui le guident et l’inspirent. Cette tonalité intime et personnelle n’est pas sans rétroagir plus ou moins sur la perception des photographies. Au fil du texte, nombreuses sont les réflexions concernant la pratique de la prise de vue : « Le taureau blanc, leur maître à toutes […] me regarde en pissant, stoïque et sûr de lui. Je m’amuse de ces rencontres animales, j’engage régulièrement des conversations qui ne sont que des monologues, à défaut de pouvoir photographier plus : que faire lorsque le ciel est trop bleu, l’herbe trop verte et les bœufs trop blancs. » (14) . C’est bien de l’expérience d’un photographe qui voyage dont est question, non de celle d’un écrivain voyageur qui fait des photographies - pour reprendre en la modifiant la formule d’Eugène Fromentin (15). Si, après ses études à Sciences-Po, Thierry Girard décide, de manière quasiment définitive, de se consacrer à la photographie, on peut dire que l’itinérance est également chez lui une constante. Dans Far-Westhoek, un de ses premiers ouvrages, il note : « Le photographe en état de voyage, exilé volontaire sur les routes froides du temps, en mesure les traces à l’aune de son boîtier. » (16) . Pour réaliser La Route de Tôkaidô (17) , il a suivi l’itinéraire - joignant le Kansaï , et l’ancienne capitale Kyôto, à la plaine de Kantô (où se trouve actuellement Tôkyô) - qu’a parcouru Hiroshige ; du maître, le photographe reprend le principe des stations, essayant peu ou prou d’actualiser son regard. Brouage (18) s’atèle à la présentation d’un site, mais, note l’auteur, « ce paysage dont l’austérité inquiète plus d’un voyageur qui le découvre, recèle une beauté profonde qui ne peut se révéler qu’à travers la marche, lorsqu’on le traverse lentement à pied depuis ses lisières, le long de l’ancienne côte, jusqu’à sa frontière marine. Seule, la marche permet cette perception aiguë des choses, ce mélange de détachement et d’attention qui ouvre à toutes les sensations et à un sentiment profond de la nature. »( 19) . Les images en couleur présentées dans ce volume répètent chemins et sentes inégales, sinuant au milieu d’une maigre végétation, comme en une variation musicale, et donnent à imaginer la progression pédestre de l’opérateur. Si le paysage est donné à voir c’est habité d’un corps et intrinsèquement lié au mouvement de sa découverte par l’homme qui le parcourt. La profondeur de champ est importante et la temporalité incluse dans chaque vue s’ajoute à la temporalité induite par le dispositif livresque pour suggérer l’itinérance du photographe ; l’évocation de la marche aiguise un sentiment de présence au réel et de silence. Dans Mémoire blanche (20) ou La Ligne de partage (21) , des séquences d’images renvoient à des marches : « Ce n’est pas tant la forêt elle-même qui m’attire que le fait de marcher. Cinq jours de solitude dans une relation étroite avec la terre, cinq jours de sensations vraies et d’apesanteur intellectuelle. J’aime marcher en plaine sous un ciel ouvert […] »(22). Dans Vosges du Nord, Thierry Girard écrit : « Il me plaît de traverser le monde en longeant une côte, un fleuve, une frontière, en reprenant parfois des itinéraires anciens ou en en inventant de nouveaux par le simple fait, par exemple, de tracer une ligne diagonale sur une carte et de s’en remettre à cette contrainte. » (23). Il qualifie les prises de vue réalisées dans le massif vosgien de « travail précis d’enquête et de reconnaissance sur un territoire sillonné en tout sens, de telle sorte que les différents parcours, en se croisant et en se recroisant, finirent par constituer une pelote de pistes emmêlées. » (24) . Bien des exemples pourraient être cités, parmi les nombreux ouvrages publiés par Thierry Girard, qui inclinent à le ranger dans la catégorie des photographes voyageurs. Mais il faut dire que les contrées parcourues sont souvent des terres proches et peu pittoresques, ce qui confère à sa démarche un caractère quelque peu excentrique. Les déplacements effectués se trouvent la plupart du temps placés sous le signe de la lenteur - un peu comme le sont les déplacements relatés par Stevenson dans Voyage avec un âne dans les Cévennes, par Georges Picard dans Le Vagabond approximatif (25) ou dans un autre registre par Julio Cortazar et Carol Dunlop dans Les Autonotes de la cosmoroute (26) . Ils tiennent davantage de la promenade (27) que du voyage, au sens que l’on prête ordinairement à ce terme dans le monde moderne. S’il y a là bien évidemment une conception du voyage, dans D’une mer l’autre, par touches successives et discrètes, se dessine aussi une conception de l’exercice de la photographie, qui n’est pas sans engager l’être : « J’essaye d’introduire dans ce paysage presque trop pacifique quelques éléments perturbateurs, tels ce poteau électrique dépouillé de ses fils, vestige d’une ligne qui éclairait autrefois le hameau abandonné de Vaux. Mais il y a justement trop d’intention, et ça ne fonctionne pas. Il me faut être dans la vacuité totale d’intention, marcher à la fois en état de porosité, prêt à recevoir la plus petite épiphanie, et sans pensée définie. » (28) . Ailleurs : « […] c’est là sans doute le paradoxe de la couleur, cette nécessité d’une attention encore plus vive à la façon du regard crée aussi des espaces de très grande liberté dans une relation au monde plus immédiate, plus dépouillée, libérée de l’emprise métaphorique qui pèse parfois lourdement sur le noir et blanc. » (29) . Ou encore : « […] je m’en tiens à ce que j’appellerais la résistance du motif, sa propension à se déjouer du désir de l’artiste qui tel le deus ex machina espère modifier l’histoire en cours en tirant sur les fils du réel. Quelle autre maîtrise sinon la patience vigilante et cette façon de privilégier tel saisissement ou telle apparition, en oubliant peu à peu ce qui nous a amené jusqu’ici pour se fondre dans l’image qui, surgie du réel et non plus de la mémoire, se réinvente sous nos yeux écarquillés. » (30) . La pratique de la prise de vue - comme celle du voyage peut-être - semble requérir une forme de travail sur soi, amenant à moins de maîtrise, à davantage de passivité pour accéder à une plus grande conscience de l’irréductible altérité des choses et des sites. Les réflexions de Thierry Girard ne sont pas sans éclairer l’examen des images - alors que dans le même temps celles-ci influent bien évidemment sur la compréhension du texte : le jeu complexe des contaminations réciproques contribuent à bâtir une perception d’ensemble, au sein de laquelle il est difficile de distinguer la part des mots ou des images. Les photographies présentées dans l’ouvrage, exemptes de contrastes violents ou d’ombres portées vigoureuses, ont des couleurs subtiles et douces. Douées d’une définition précise, elles semblent conférer une égale importance à tous les éléments réunis dans le champ. Réalisées en pose relativement longue avec un appareil posé sur un pied, elles possèdent une profondeur de champ très importante. Toute manifestation d’expressivité semble réfrénée ; le pittoresque est exclu des images ; mais se trouve également refusée la rigueur d’un style documentaire qui s’attacherait au recensement méthodique d’un certain type de réalités, selon des paramètres de présentation déterminés (voir photographie 1). La sobriété des images manifeste une attention au réel - qui se rapproche de celle que Jean-François Chevrier appelait de ses vœux (31), dans un désir de rupture avec les compositions maniéristes, les pratiques du second degré ou les jeux illusionnistes de la période dite « post-moderne ». Les sites semblent acceptés sans exclusive pour peu qu’ils correspondent à des rencontres effectives, à des confrontations fortes : beaucoup de lieux naturels - taillis confus et branchages épais -, mais également des rues désertes de petites bourgades, des portions de rocades urbaines… Les sites qui « valent le voyage (ou le détour) » sont délaissés au profit de lieux qui appartiennent au registre de l’ « infra-ordinaire » (32) . Ce choix est propice à l’évocation du déplacement du voyageur photographe ; de fait, les sites extraordinaires justifient par ce qu’il sont la prise de vue tandis que le choix de lieux banals, insignifiants ne trouvent à se légitimer que dans la démarche du sujet itinérant qui était là, à cet endroit, de passage… Mais, dans le même temps, c’est aussi un art du voyage qui se trouve affiché, une manière de privilégier les départementales aux autoroutes, les places de villages ou les fonds de vallon aux monuments historiques. La plupart du temps sont évités les effets formels appuyés, les compositions qui s’imposeraient avec trop de vigueur. Les choix de Thierry Girard semblent davantage relever d’une « esthétique de la soustraction », visant à traduire l’évidence d’une présence brute des choses, dans leur être-là. Cela est très prégnant par exemple dans un ouvrage tel que Langlade, Miquelon, Saint-Pierre (33) où les textures végétales et minérales s’offrent dans leur matérialité concrète ; la définition importante sert la perception du détail infime, du grain de réel (34) dans sa brutale altérité (voir photographie 2). Le projet de traduire la confrontation au monde et aux choses dans sa forme la plus dépouillée nécessite une sorte d’ascèse : pour atteindre la simplicité, pour essayer de trouver une justesse du regard, il faut se défaire de tout artifice, de toute « manière », mais aussi sans doute se détourner de pentes naturelles, d’images récurrentes appartenant à une forme de répertoire personnel… Ce qui ressort des vues de Thierry Girard c’est l’évidence de la présence des choses, dans le mouvement qui les amène à la perception - ce qui suppose que l’affirmation appuyée d’une subjectivité stylistique ne parasite pas la sensation de cette confrontation. L’absence de présence humaine, dans presque tous les clichés, contribue à une focalisation sur le face-à-face du voyageur avec le monde ; de fait l’apparition d’êtres animés est toujours sujette à permettre des lectures de type plus anecdotique. L’importance de la profondeur de champ fait que les objets présents du premier plan à l’arrière-plan sont livrés simultanément avec une égale netteté, une égale importance ; c’est plus que ne peut proposer en un instant précis la vision naturelle. S’ensuit l’impression d’un excès de précisions, d’un trop-plein de détails entre lesquels le spectateur doit distribuer son attention, au fil d’un parcours. Des images semblent émaner une surabondance de stimuli visuels, comme de la réalité d’ailleurs quand la raison ou les concepts ne la réduisent pas. Paul Valéry écrit : « La plupart des gens y voient par l’intellect bien plus souvent que par les yeux. Au lieu d’espaces colorés, ils prennent connaissance de concepts. Une forme cubique, blanchâtre, en hauteur, et trouée de reflets de vitres est immédiatement une maison, pour eux : la Maison ! Idée complexe, accord de qualités abstraites. […] Sachant horizontal le niveau des eaux tranquilles, ils méconnaissent que la mer est debout au fond de la vue […]. Et, comme ils rejettent à rien ce qui manque d’une appellation, le nombre de leurs impressions se trouve strictement fini d’avance ! » (35). C’est à une approche renouvelée et décapée du visible qu’introduisent les photographies de Thierry Girard, qui rendent sensible le miracle de certaines co-présences optiques (voir photographie 3). Ces images demandent du temps pour être vues et cette lenteur requise du regard fait écho à la lenteur d’un voyage éloigné de toute précipitation. Sans doute cette lenteur prend-elle peu ou prou, dans une société comme la nôtre, valeur de résistance ; art de vivre rejoindrait sans doute ici art du voyage et art de la photographie… Dans l’image - si transparente qu’elle soit -, la vue se trouve isolée des autres sens, l’espace offert au regard est arrêté par les limites de la représentation, de sorte que les apparences sont perçues avec un sentiment accru d’altérité ; le mode d’apparition des sites se trouve en quelque sorte mis à distance ; il se fait lui-même objet d’observation. C’est à une méditation sur l’opération même du voir, sur les modalités de manifestation visuelle des choses qu’engagent les images de Thierry Girard. Il confie dans Vosges du Nord son désir de réaliser un « observatoire du visible » (36). Les vues renvoient au face à face qui a eu lieu entre le photographe et le monde. Elles montrent les objets dans leur présence massive, leur banalité essentielle et leur indifférence ; elles prennent pour ainsi dire le « parti-pris des choses ». Cependant Michel Collot note : « L’émotion n’est pas un état purement intérieur. […] c’est un mouvement qui fait sortir de soi le sujet qui l’éprouve. » (37) , et c’est ce mouvement qui porte à la rencontre du réel que rendent sensible les photographies de Thierry Girard. L’expérience subjective, livrée de manière dépouillée, semble dès lors rejoindre le plus communément imparti ; ces vues précises engagent le rapport au monde du spectateur, qui est amené à revisiter ses propres relations aux apparences visibles. Ce mécanisme est d’autant plus fort que les marques de l’intervention du photographe se font discrètes ; l’empreinte semble émaner des objets pour se fixer sur la surface sensible. Image acheiropoïète, non pas comme chez les Byzantins par grâce divine mais selon les lois de la physique, la photographie se présente comme œuvre de la nature (c’est ce qui frappa les contemporains de l’invention de la nouvelle image). « Elle agit sur nous en tant que ‘phénomène naturel’, comme une fleur ou un cristal de neige dont la beauté est inséparable des origines végétales ou telluriques. », écrit André Bazin (38). Une démarche telle que celle de Thierry Girard rend sensible cette propriété de la photographie (alors que d’autres travaux tendent davantage à l’occulter). Sa pratique fonctionne sur le mode de la déprise, de la patience difficilement acquise afin de laisser, autant que faire se peut, au monde l’initiative. Cette démarche paraît retrouver la conduite de ceux qui réalisèrent les premiers daguerréotypes, plaçant leur plaque de métal devant les choses massivement présentes et attendant, gousset en mains, que la manifestation optique du réel chimiquement agisse. Ceux qui virent les premières épreuves exprimèrent leur enchantement devant la densité des détails fournis, devant le sentiment de la présence singulière que dégageaient les vues. Ce n’est sans doute pas un hasard si Thierry Girard, comme les premiers photographes, utilise un pied. Se manifeste là ce qu’avec Philippe Ortel on pourrait appeler une « esthétique de la vue »(39), qui exploite les possibles du dispositif et traite les objets comme des réflecteurs lumineux. De ce fait, se trouvent valorisées la profondeur et la continuité de l’espace représenté, dans lequel les objets paraissent disséminés (40). Cette manière de faire éloigne l’observateur de l’interprétation sémantique pour le ramener au sentiment d’une pleine confrontation avec les apparences. La relative lenteur de l’impression fait écho à une forme d’imprégnation de l’être par le visible. Chez Thierry Girard, la pratique de la prise de vue semble nécessiter une forme de dépossession de soi et manifeste quelque chose qui est de l’ordre de la déférence à l’égard de la réalité visible. Par une tendance à l’évacuation des marques de sa fabrication, la photographie a pu paraître à certains se rapprocher, plus que d’autres images, du phénomène même du voir. (41) S’il semble difficile d’appliquer cette thèse à l’image argentique en général, elle introduit assez bien, me semble-t-il, aux travaux de Thierry Girard. L’humilité de la pratique de ce photographe rend sensible la portée hors de soi que suppose la vision, et dans le même temps l’ancrage physique de la perception qui, comme le note Maurice Merleau-Ponty, « émerge dans le recès d’un corps. »(42) La démarche photographique de Thierry Girard rejoint un art du voyage. Ainsi cite-t-il Nicolas Bouvier : « Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer […] » (43) . Conceptions du voyage et de la photographie se rejoignent dans la mesure où elles supposent une ouverture commune sur le dehors qui, débarrassé autant que possible de pré-constructions, s’offre dans son altérité fondamentale et se révèle à même de surprendre et d’emplir l’être. Michel Le Bris note : « Ce n’est pas tant l’accumulation des ‘choses à voir’ que traque le voyageur […], que le secret de la vision des choses, ce par quoi elles s’arrachent à l’indifférencié des jours comme à l’opacité de la matière pour lui faire signe, enfin, d’un autre lieu. […] Ce sont ces instants qui comptent dans une vie. » (44) . Une telle aptitude au décentrement n’est pas sans faire l’objet d’un travail sur soi conduisant à plus de patience, voire de passivité. Thierry Girard écrit : « On croit qu’on prend des photos, ce sont les photos qui vous prennent. » (45) . Il fait alors écho à Nicolas Bouvier : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. »(46). Pratique de la photographie et pratique du voyage s’alimentent et se conjuguent au sein d’une même démarche personnelle. D’une mer l’autre appartient au genre du Voyage de photographe ; constamment au fil du texte, les références revendiquant inspirations et filiations travaillent à le souligner. Tandis que le livre se prête à l’évocation de la temporalité de l’expérience viatique, l’image se met au service du visuel dont l’importance a été soulignée par bien des écrivains voyageurs. « Le meilleur moyen de traduire un voyage, c’est de faire voyager le lecteur lui-même, c’est de le lui rendre oculaire et palpable. » (47), indiquait Louis de Cornemin à propos d’Égypte, Nubie, Palestine et Syrie de Maxime du Camp. Dans le Voyage de photographe, la présence des images photographiques peut de prime abord paraître à même de réduire la distance des mots au réel, d’introduire quasiment dans l’espace du livre un peu de la réalité du monde. Mais les choses sont en fait plus complexes. Toute photographie opère nécessairement une forme de décollement par rapport aux apparences. Ainsi, dans l’ouvrage, les images contribuent paradoxalement, dans une certaine mesure, à occulter le réel, à le masquer en s’y substituant. Le texte et les vues introduisent dans un monde fictif où se trouve rejoué, reconstruit le scénario d’une mise en présence du photographe avec le monde et de son déplacement à travers le territoire. La relation de voyage est mise en intrigue de cette expérience, et donc déjà fiction. Pour la présentation de ce vécu, reconfiguré dans l’espace du livre, la photographie apparaît comme un objet privilégié. En effet, elle articule en elle-même, en une sorte de feuilleté, le projet d’une prise avec le monde - qu’elle affiche et valide - à la nécessaire ré-organisation fictionnelle de l’expérience que le voyageur cherche à faire partager à son lecteur. © Danièle MÉAUX
(1)- GIRARD Th., D’une mer l’autre, Paris, Marval, 2002, p. 8. |
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