par Guy Tortosa    

(inédit)

 

Thierry Girard, dyslexie des paysages

« Il y a d’une part vous, hommes, avec vos civilisations, vos journaux, vos artistes, vos poètes, vos passions, sentiments, enfin tout le monde humain de plus en plus révoltant, invivable (injugeable). Et d’autre part nous, le reste: les muets, la nature muette, les campagnes, les mers et tous les objets et les animaux et les végétaux. Pas mal de choses, on le voit. Enfin tout le reste. »
Francis Ponge, Nioque de l’avant-printemps

« Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. »
Guy Debord, La Société du spectacle

« J’espère en la parole des paysages »
Edouard Glissant , Introduction à une poétique du divers

Pour l’être humain, le monde se forme de paysages. Certes, il y a le monde premier, la terre, l’eau, l’air et le feu, l’humanité, les animaux et les végétaux, les arbres, les oiseaux, les fleurs et les fruits, certes il y a l’oxygène que nous respirons, l’eau que nous buvons et dans laquelle nous aimons nager comme dans un bain originel, mais ce qui dans le monde vient immédiatement après ce « monde premier » au point de se confondre avec lui dans nos esprits, c’est le paysage entendu comme la représentation mentale, artistique et culturelle, verbale, écrite, picturale, photographique ou musicale, de ce pays que nous continuons à habiter en paysans, même si, comme la campagne, notre condition est devenue plus urbaine...

Dans ce processus d’invention ou de réinvention du monde qui s’opère par la transposition de la nature au plan abstrait de la conscience, l’art constitue un outil, un passage et une étape majeurs via lesquels non seulement l’homme va se représenter les choses mais les représenter aux autres pour transmettre à sa communauté ce qu’il perçoit du sens commun de ce monde et élaborer ce faisant une culture de la responsabilité vis-à-vis de ce que les Grecs désignaient jadis d’un terme sans équivalent aujourd’hui, l’oikos, c’est-à-dire le monde habité, la nature comme maison, la racine du mot « écologie »…

Ici, la forme pronominale du verbe « représenter » a son importance. Elle permet de resituer la question de la représentation, en l’occurrence celle du pays qu’est le paysage, dans un champ moins futile que celui auquel nous pensons le plus souvent quand, sur une terre où trop souvent l’homme semble « seul au monde » et le monde à l’inverse comme réduit aux seules fonctions de décor ou de marchandise, nous parlons d’art, de peinture, de portraits ou de paysages photographiques…

Longtemps, les hommes ont parcouru un monde qu’ils se représentaient plat. Et il était plat en effet. Puis ils ont pensé qu’il était rond. Un jour, il sera différent, et il l’est déjà. Que voyons-nous, que partageons-nous sinon un monde à l’image de nos désirs, de nos connaissances, de notre érudition, mais aussi de nos doutes, de nos ignorances, de nos illusions et de nos inégalités? Pour chacun d’entre nous, le monde est différent. Et le monde est différent parce qu’il est à chacun d’entre nous. Et ce qui est nouveau c’est que non seulement ce que nous en savons est incomplet mais que ce savoir est désormais saturé de strates, de failles et de sédiments sémantiques autant que géologiques dont le langage courant nous donne une petite idée quand, à tout bout de champ, il puise aux sources de la géographie comme de la météorologie pour dire nos émerveillements, nos passions, nos états d’âme...

À la fois mentale et physique, naturelle et cultivée, notre nature humaine constitue, avec l’art que nous élaborons et répétons chaque jour, une schizogéographie. À propos de nous et de nos relations, nous parlons de « tonnerre », de « brouillard », de « coups de foudre », de « dépressions », d’« embellies », de « caractères ombrageux » ou de « courants ». En avoir conscience est le premier devoir de qui assume positivement sa part d’inconscience. Il n’est plus question de revenir à l’idéal de paix, d’unité et de clarté classiques. Nous habitons l’obscurité, le vent et les tempêtes, et de temps à autres nous sommes surpris par l’éclat d’un rayon de soleil. Cela se voit sur les visages, dans les gestes ainsi que dans nos vêtures. Cela s’entend aussi dans nos conversations ainsi que dans nos manières de transformer cet environnement dont nous disons qu’il est le « nôtre » au moyen de ces motifs névrotiques, psychorigides, absurdes ou paranoïaques que nous appelons ronds-points, pavillons, monocultures ou pépinières.

Les photographies de Thierry Girard sont des bulletins de cette météorologie du corps-esprit de nos sociétés dites « avancées ». Profondément humanistes et lucides, aspirant à la radicalité autant qu’à la générosité, elles hésitent habituellement, mais toujours de façon positive, entre l’empathie et le constat, la proximité et la distance. Devenus timides, parfois même honteux, les habitants des territoires en sont le plus souvent absents. Ce que Thierry Girard photographie, ce sont (maisons, fermes, friches, usines, villages, bois, rivières ou chemins) les lieux que nous habitons, que nous traversons, que nous abandonnons et qui nous représentent... Ici cependant des rencontres ont eu lieu. Plus d’une photographie l’attestent. On pense au réalisme de Courbet, de Zola, de Sander, de Raymond Depardon, de Martin Parr ou de François Bon. Habituellement tangente à nos propriétés, la marche de l’artiste s’est muée pour quelque temps en entrevue. Y eut-il véritablement rencontre ? Difficile à dire. Une seule chose est certaine. Ce que ces portraits manifestent est ce que déjà hier disaient les paysages: le pays est comme l’homme, présent, même en son absence.

© Guy Tortosa.
Paris, janvier 2007

 
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