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Au commencement...
Ces photographies prises en février et mars 1976 à Londres constituent mes tous premiers pas comme photographe.
Je viens alors de terminer mes études, je n’ai pas encore 25 ans et je ne sais pas vraiment ce que j’entends faire de ma vie. Je suis libre et inquiet à la fois, face à plusieurs options pour mon avenir. Le cinéma, le journalisme, l’édition? Je m’intéresse évidemment à la photographie, mais plus dans les livres qu’en pratique. À vrai dire, j’ai commencé depuis quelques années à me cultiver photographiquement, mais je fais très peu de photos. J’ai acheté un Pentax Spotmatic, à Londres justement, en octobre 1972, mais en trois ans et demi, je n’aurai fait qu’à peine une trentaine de films noir et blanc et une poignée de diapositives, autant dire pas grand chose. Peu à peu cependant, la découverte de la photographie à travers des livres, des portfolios dans les revues ou des expositions m’amènent à considérer avec un peu plus d’aménité cet art (encore un bien grand mot pour l’époque) considéré comme “mineur“ au regard du cinéma ou de la littérature.
1974 est une année décisive pour ma culture photographique. J’achète mon premier livre de photographies, et, ce n’est sans doute pas un hasard, il s’agit d’un cinéaste, Alain Resnais, qui ne cesse de faire des photographies au Leica lorsqu’il tourne ou lorsqu’il est en repérages. Repérages, c’est d’ailleurs le titre de ce livre dont la tonalité sombre et l’impression sur un papier très mat accentuent l’inquiétante étrangeté des lieux photographiés. Il y a dans ce livre beaucoup de photos de Londres, prises lors des repérages d’un film qui ne s’est pas fait autour du personnage de Harry Dickson (héros des livres de Jean Ray) ; et je m’intéresse particulièrement à ces images-là, car je vais très régulièrement à Londres, au départ pour des raisons sentimentales, puis par attirance profonde pour cette ville que je trouve alors plus “libre“ que Paris, mais aussi plus rude, notamment dans ces quartiers de l’Est de Londres où je pose de temps à autre pour quelques jours mon modeste bagage. Dans mes pérégrinations londoniennes, je découvre un jour une revue qui s’appelle Creative camera et qui m’offre une approche beaucoup plus radicale de la photographie que celle proposée en France à travers Photo ou même Zoom.
74, c’est aussi l’année de la parution de A day off, le livre posthume de Tony Ray-Jones et d’un livre plus modeste, qui n’a pas laissé beaucoup de traces, que je découvre par hasard dans une galerie alternative de l’East End, la Half Moon gallery (elle existe encore aujourd’hui). Ce livre tout simple, pas très bien imprimé, s’appelle Down Wapping, et il est l’oeuvre d’un collectif de photographes qui ont décidé d’enregistrer la fin de ce quartier peuplé d’ouvriers et de dockers - un quartier de pure Eastenders - promis à la destruction pour cause de profonde rénovation urbaine (Wapping, l’ancien quartier des docks au bord de la Tamise, est devenu aujourd’hui un quartier branché où le mètre carré vaut très cher).
Je dis souvent que ma culture photographique est américaine, il serait plus juste de dire qu’elle est d’abord anglo-saxonne ! Bien évidemment, je connais le travail de Bill Brandt, que j’admire alors par dessus tout, et également celui de David Hurn. Mais la révélation, et sans doute la décision de me prêter au jeu (cf. Bingo ! sur la façade du Hackney Empire), va venir fin 1974 avec la parution du Creative Camera International Yearbook 1975, édité par la revue du même nom, et qui présente un formidable portfolio de photographies d’un certain Robert Frank, prises à Londres et au Pays de Galles en 1951... Qui connait à l’époque Robert Frank et Les Américains ? Très peu de monde en vérité. En France, quelques personnes éclairées, dont certaines seront d’ailleurs, plus tard, celles qui m’ouvriront le plus de portes. Quand aux photos prises avant Les Américains...
De fait, je dois à Colin Osman et Peter Turner, les deux éditeurs de Creative Camera, d’avoir tiré, sans le savoir, the trigger. Dans le même volume, on trouve un portfolio de Chris Killip, lui aussi grand admirateur, comme Frank, de l’oeuvre de Bill Brandt, et un autre d’Homer Sykes qui est dans la même veine que Tony Ray-Jones. Il y a aussi Cartier-Bresson et Atget, comme s’il fallait faire un pont with the French school... Dans l’édition suivante, parue en décembre 1975, le livre s’ouvre sur un magnifique portfolio dédié à Manuel Alvarez Bravo et se termine sur les photographies de Kurt Hutton, un photojournaliste oublié ayant travaillé pour le Picture Post, et dont les images (et particulièrement les portraits) n’étaient pas sans rappeler l’esthétique de Cartier-Bresson.
Et c’est donc muni de ce bagage que je décide, juste après avoir été libéré de mon service militaire, de retourner à Londres... avec un appareil photo, ou plutôt deux, car entre temps, j’ai acheté un second Spotmatic pour mettre dessus un grand angulaire. Comme je l’écrivais au début de ce texte, je ne sais pas encore si j’ai vraiment envie d’être photographe, mais j’ai le désir et la nécessité d’une confrontation avec le monde (« d’une collision », écrirai-je plus tard), et l’appareil photo me semble le meilleur truchement, a go-between, pour cela.
Et pour commencer, il me faut donc apprendre le monde, en déambulant seul, pendant des heures et des jours entiers, comme pour un parcours initiatique, à travers les rues de cet East End - la partie la plus historiquement working- class de Londres—, où j’ai vécu, les années précédentes, des moments précieux. Et c’est en marchant ainsi dans les rues de Londres, en arpentant des quartiers vidés de leurs habitants et promis à la démolition, en poussant les portes de pubs où l’odeur fade de la bière se mêlait à celle du tabac bon marché, en passant du temps avec des gens simples et formidables à la fois dont je n’aurais pu imaginer la vie auparavant, en me nourrissant de jamaican patties et de fish & chips (à l’ancienne, dans une feuille de papier épais en forme de cornet) sur un petit marché où les trois-quarts de la population était d’origine africaine ou caribéenne, en gardant mon sac bien serré contre moi au milieu de la foule de petits voleurs, de vieux débris et de skinheads qui se pressait au nord de Brick Lane, dans le plus improbable flea market qui soit ; c’est en marchant ainsi que j’ai goûté au plaisir de l’être-photographe, avant même de savoir si je pouvais en être.
J’avais tout à apprendre, et d’abord la technique. Certes, il me semblait avoir un oeil, une capacité à saisir des états inattendus et à construire une pensée photographique, mais si j’avais beaucoup rêvé la photographie, je ne l’avais guère pratiquée. Ces photographies sont donc la résultante d’un double apprentissage, celui du monde et celui de sa représentation. Lors de ce séjour londonien, j’ai beaucoup photographié au grand angulaire car je trouvais cela plus impressive sur le plan esthétique et la rigueur cartier-bressonienne du 50 mm me laissait plutôt indifférent. Et puis, c’était dans l’air du temps. Tant le grand angulaire que les images très contrastées. Nous étions nourris, en France, à coups de portfolios répétés dans les magazines, de paysages au noir et blanc soutenu que Jean-Loup Sieff photographiait avec un Leica équipé d’un 21 mm. Mais, il y avait aussi (et cela m’importait plus) les photos à l’arraché de William Klein ou celles de Koudelka (Gypsies est publié en 1976), sans oublier les travaux, toujours plus sidérants les uns que les autres, que nous pouvions voir des photographes japonais.
J’ai cru, pour bien faire, c’est à dire pour faire sombre, comme les autres, qu’il fallait sous-développer les négatifs, soit ! Je dois l’avouer, certains négatifs sont parfaitement inexploitables. J’avais par ailleurs acheté un flash qui fonctionnait pour le 55 mm, mais évidemment pas pour le 24. Il ne couvrait pas la surface de l’image, mais surtout, le nombre guide étant trop faible, le flash éclairait tout juste devant lui À l’époque, je ne savais pas non plus très bien tirer (surtout des négatifs “pourris“), et je suis d’autant plus reconnaissant envers ceux qui, comme Hervé Gloaguen, ont été les premiers à m’encourager à partir d’une sélection bancale dont j’avais écarté presque tous les paysages urbains : dans le contexte très “sectaire“ de l’époque (se reconnaîtra qui peut), photographier simplement des paysages, même urbains, même crapoteux, c’était « jouer à l’artiste ». Autant dire que le poteau d’exécution n’était pas loin... Mais aujourd’hui, tous ces défauts, toutes ces erreurs techniques ne me gênent plus guère, j’ai même de l’indulgence pour elles, elles sont un peu à l’aune du chaos urbain et social que je photographiai alors...
En juin de la même année, je suis retourné quelques jours à Londres. J’ai peu photographié, mais j’ai vu la grande rétrospective Paul Strand à la National Portrait Gallery, et cette exposition majeure d’un artiste majeur, tout juste décédé deux ans auparavant, a été également décisive dans mes choix ultérieurs.
De retour en France, j’achète à Orgeval, là où habitait Strand, mon premier Leica M : un M2 avec un 35 et un 50 mm rentrant (c’était moins cher) qui me seront volés deux ans plus tard aux Etats-Unis... Et lors des séjours suivants à Londres, où je retournerai presque chaque année jusqu’en 1983, je photographierai désormais avec l’appareil de Frank, de Cartier-Bresson, de Friedlander, de Koudelka... Posséder un Leica était déjà une façon d’être adoubé par la “famille“. Encore fallait-il après faire de bonnes photographies...
Les années suivantes, je continuerai à photographier dans l’East End, et particulièrement autour de Brick Lane (qui n’était pas encore, loin s’en faut, the trendy place qu’elle est aujourd’hui) ; puis Brixton après les émeutes de 1980, ainsi que le carnaval caribéen de Portobello qui n’attirait pas à l’époque des foules de touristes venus du monde entier. Ma période anglo-saxonne s’est terminée en 1983 avec un été passé entre Londres, le sud-ouest de l’Angleterre et le Pays de Galles, grâce à ma première bourse d’aide à la création. Lorsque je revisiterai un jour ce travail (qui le mérite amplement), je le renommerai A Summer off, en hommage à Tony Ray-Jones. Je me souviens être passé sur les lieux de certaines de ses photographies, mais aussi dans les vallées minières du Pays de Galles où Frank s’était égaré. J’avais un soir rencontré David Hurn dans son cottage au Pays de Galles. Nous avions bu du thé, grignoté des petits biscuits et parlé des courses de lévriers qui se déroulaient près de chez lui. La boucle était bouclée.
© Thierry Girard 2016 |
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