Arcadia revisitée | ||
Thierry Girard | ||
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Arcadia revisitée et autres scènes photographiques dans les vallées du Thouarsais. Lorsque Jean-Luc Dorchies m’a invité, dans le cadre de Figure imposée, à photographier les vallées du Thouarsais, il m’est apparu évident, bien avant d’avoir commencé les repérages, qu’il me fallait proposer autre chose qu’une simple collection de paysages pittoresques faits de vallées étroites et bocagères, de cours d’eau serpentins, de rives sylvestres, et de ponts romans ou autres petites chapelles, moulins et digues. Pour un photographe engagé dans un travail sur la représentation du paysage contemporain tel que nous le façonnons, l’habitons et le négligeons souvent, une telle énumération pouvait au premier abord sembler redoutable, même si elle me ramenait à quelques pages récurrentes de mon parcours artistique, plus marquées par une recherche sur la dimension métaphorique du paysage, l’approche contemplative ou la question du Sublime. Cette dimension particulièrement picturesque m’a été confirmée dès les premiers repérages qui me révèlent un paysage ancien – terme que je préfère à authentique qui ne signifie pas grand chose – dont la représentation possible renvoie immédiatement à un imaginaire de la peinture de paysage. C’est de ce lien et de cette évidence qu’est né ce projet. L’histoire du paysage dans la peinture commence vraiment lorsque la veduta s’affranchit peu à peu de son acception strictement religieuse et s’ouvre sur d’autres représentations que celle, symbolique, de la Jérusalem céleste. Mais si, à la Renaissance, Joachim Patinir recouvre entièrement sa toile d’un paysage terrestre, habité et profane, celui-ci restera avant tout, pendant longtemps encore, le décor plus ou moins plausible d’une scène (mythologique, religieuse, rurale et villageoise, marine et portuaire, champêtre et saturnalienne), avant de devenir un objet pictural en soi avec Gainsborough, Turner, Friedrich, Corot, Courbet, l’école de Barbizon ou les Impressionnistes. La photographie de paysage, jusque dans ses approches les plus contemporaines, est l’héritière de cette histoire et de cette tradition. Elle est tour à tour, selon les époques et les artistes, déalisation, description, inventaire, sensation ou interrogation du monde. Ou tout cela un peu à la fois. Et s’il me plaît dans certains de mes paysages photographiques, en Chine, au Japon ou ailleurs, de saisir la danse, la chorégraphie des êtres dans des décors le plus souvent urbains, que faire alors de ces vallées secrètes d’où toute vie semble avoir disparu, même celle des animaux, sinon les faire revivre et leur donner à nouveau quelque sens et quelque destin en les peuplant de modèles, comme les peintres d’autrefois jouaient des corps, des gestes et des situations dans leur atelier avant de les transposer sur la toile ? Ces modèles qui apparaissent ainsi dans ces paysages du Thouarsais ne sont ni des bergers, ni des bergères, mais juste des gens d’aujourd’hui, des hommes, des femmes et des enfants qui vivent en ces lieux et qui nous ressemblent. Ils se sont prêtés au jeu de la pose avec amusement, étonnement et même quelque enthousiasme. Je n’ai choisi ni leur physique, ni leur tenue, m’en tenant ici ou là à une légère recommandation, pour que les scènes auxquelles je leur proposais de participer ne paraissent jamais trop apprêtées, ou qu’en tout cas, elles relèvent d’une réelle forme d’improvisation in situ. J’ai repéré les lieux en longeant tous les cours d’eaux – L’Argent et l’Argenton, le Thouet et le Thouaret –, m’arrêtant de préférence du côté des gués et des digues, et cherchant, ici une prairie de quiétude, ou là un pont pouvant se prêter à quelque sarabande. Et puis, j’ai convoqué in fine les Maîtres anciens, parfois de façon subtile, parfois de manière plus explicite : Carrache, Watteau, Friedrich, Manet et Courbet réunis, Millais, Cézanne ou Balthus... tout en puisant dans mon musée imaginaire des thèmes qui ont largement inspiré la peinture classique et parfois plus récente, tels Pasiphaé ou L’Enlèvement d’Europe, La Fuite en égypte, Le Joueur de flûte de Hamelin, l’Ermite ou St Jérôme… Au fil des semaines, ma besace s’est gonflée de décors possibles et de tableaux rêvés, mais tout ne fût pas réalisable, faute parfois d’avoir pu convaincre en temps voulu toutes les personnes dont j’aurais eu besoin. Il manque ainsi tel carnaval d’enfants ou tel charivari de fous, sans oublier les deux célèbres tableaux de Poussin, Et in Arcadia ego, dont aucune des quatorze photographies de ce travail ne s’inspire directement, mais dont le Memento mori est un peu le filigrane de ces images : « Même en Arcadie, la mort est présente ». Elle est présente de manière évidente dans les deux représentations d’Ophélie, mais elle sourd aussi dans nombre de « tableaux », du sommeil ambigu de scènes apparemment virgiliennes à la présence inquiétante d’un chasseur tapi dans l’ombre. Mais peut-être fallait-il cela, pour que ces quatorze scènes profanes et faussement anodines puissent trouver leur raison sur les murs d’une chapelle, en lieu et place d’un chemin de croix et des quatorze stations de la Passion du Christ.
Texte publié dans le livre Arcadia revisitée (édition Trans photographic Press, 2012) © Thierry Girard |
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